Reportage# 18 / Aux armes et caetera ©Jérémy Lempin

# 18 / Aux armes et caetera ©Jérémy Lempin

Paroles et photographies ©Jérémy Lempin. Réalisation Vartan Ohanian et Serge Challon. 

Jérémy Lempin est un ancien militaire. Il a connu les missions à l’étranger. Lors d’un stage de reconversion vers le photojournalisme, il rencontre un médecin du service de santé des armées qui lui parle de l’État de Stress Post-Traumatique (ESPT) qui frappe certains soldats à leur retour d’opération. Ce syndrome touche certaines personnes qui ont été exposées à un événement traumatique de mort, de menace de mort, de blessure grave, ou d’agression sexuelle.

Il décide de s’intéresser à cette maladie et fait connaissance de Benjamin qui trouve en lui « quelqu’un capable de le comprendre » et accepte de lui expliquer les difficultés qu’il connait depuis son retour de mission au Mali.

Pendant quatre ans, Jérémy Lempin élargit son enquête auprès d’autres militaires atteints de cette pathologie à la suite de différents engagements armés de la France. Il rencontre Pierre, un ancien d’Algérie puis Anne, veuve d’un soldat qui sombre dans l’alcool avant de mourir d’une crise cardiaque : « Ça ne détruit pas que le malade, ça détruit l’entourage aussi et si on n’a pas de tempérament, on sombre aussi. Si je n’avais pas eu de caractère ou si je ne l’avais pas aimé à ce point-là, je n’aurais jamais supporté qu’il me tape dessus. On s’est marié pour le meilleur et pour le pire, on a eu le meilleur un moment et on a eu beaucoup plus de pire ».

Il suit le quotidien de Mélanie, une infirmière qui vit seule avec son fils : « Il ressent toutes les émotions, il ne dira rien mais il va venir contre moi et me faire des câlins. C’est une protection parce qu’il en parle aux gens, il n’a pas de tabou et il va me défendre en leur expliquant simplement la pathologie. Ça c’est admirable, il est magique ». Mélanie ne parvient pas à se remettre du suicide de l’un de ses compagnons de rang un mois après son retour de mission. Elle se sent coupable de ne pas avoir été entendue par sa hiérarchie lorsqu’elle tentait de l’alerter sur son état. 

Au sein de l’armée française, ce mal reste encore mal pris en charge même s’il est désormais considéré au même titre qu’une blessure de guerre physique. L’image du soldat, paré d’une solidité psychologique et morale sans faille et prêt à laisser sa vie pour défendre les intérêts de la patrie, reste d’une nécessité implacable.

Pourtant les soldats sont des hommes et des femmes comme les autres. Les expériences traumatisantes auxquelles ils sont confrontés créent chez certains d’entre eux des troubles qui dépassent leur capacité de résilience. Le retour à la vie civile est difficile. Les cauchemars se succèdent. Les envies de suicide sont fréquentes. Parler à la famille et aux proches est impossible : comment raconter ce que l’on a vu ? ce que l’on a dû faire ? ce que l’on a subi ? Parler de la peur, de la terreur.

Accepter de montrer une faiblesse n’est pas dans la culture du militaire. Aux États-Unis, ces mêmes questions se sont posées, notamment avec les vétérans de la guerre du Vietnam, et il semble qu’elles soient l’objet d’une meilleure prise en charge. En France, si le soldat se sent mal, il peut appeler un numéro vert, bénéficier du soutien d’un psychologue et de séances d’EMDR (eye movement desenitization and reprocessing / retraitement de l’information traumatique par les mouvements oculaires) qui fait appel aux capacités d’autoguérison. Mais cet arsenal thérapeutique ne fonctionne pas avec tous les patients.

Le parcours de la reconnaissance de la maladie pour bénéficier de la prise en charge médicale et financière qui l’accompagne est laborieux. Le soldat doit affronter les experts et démontrer qu’il n’est pas un usurpateur. Il répète et revit ainsi plusieurs fois les expériences traumatisantes puis tente à nouveau, dans les instants et les jours qui suivent, de les fuir. Les nuits sont les moments de terreur. Certains ne peuvent pas dormir et attendent le jour pour le faire. D’autres revivent dans leurs cauchemars les pires moments, revoient les visages, ressentent les odeurs, entendent les tirs, les explosions… Aurélien espère un jour pouvoir assister à un feu d’artifice sans paniquer.

Rapidement certains soldats se tournent vers l’alcool ou d’autres drogues, des plus douces au plus dures. Ils tentent aussi les thérapies alternatives, comme la sophrologie ou l’hypnose, qui ne sont pas reconnues et donc non remboursées. Benjamin évoque le budget considérable qu’il doit engager dans ces accompagnements complémentaires.

Victimes collatérales, les membres de la famille perdent pied et ne savent pas comment réagir face à cette détresse qui détruit leur quotidien. L’autre a changé, on ne le reconnait pas : la légèreté et l’insouciance ont disparu et avec elles, la joie de vivre et la confiance dans l’avenir. La vie des parents, des conjoints, des enfants, devient de plus en plus difficile. Chacun doit s’adapter pour affronter cette situation nouvelle et inattendue. Ni eux, ni le soldat, n’ont été préparés à cette forme de blessure. Jérémy Lempin pense qu’il serait utile que d’anciens militaires, atteints de ce syndrome, puisse rencontrer les nouvelles recrues pour qu’elles s’y préparent et puissent identifier rapidement l’arrivée éventuelle des premiers symptômes et ainsi améliorer leur prise en charge. Mélanie confirme : « C’est une vraie descente et plus on attend, plus c’est ancré ».

Le service de santé des armées rechigne à communiquer le nombre de soldats en cours de traitement en évoquant une forme de « secret défense » face à une « information capable de servir les troupes ennemies ». Jérémy Lempin parvient finalement à celui de 800 hommes et femmes reconnus comme victimes d’un État de Stress Post-Traumatique. Ce chiffre lui parait néanmoins faible face au nombre de troupes engagées dans les interventions françaises lors de ces vingt dernières années au Mali, en Afghanistan, en Irak, en Centrafrique, etc… 

Derrière cette question se pose aussi celle de la visibilité de l’engagement des armées françaises dans des conflits lointains. La France est en guerre, de manière continue, ici ou là. Quels que soient les intérêts défendus loin de l’hexagone et les débats sur leur légitimité. La mort de militaires en opération rappelle régulièrement cet état de fait. La Nation rend alors des hommages solennels. Jérémy Lempin en évoque l’importance et la nécessité mais regrette que les militaires français ne bénéficient pas du même soutien de la population que celui qui est accordé aux soldats d’autres armées comme celles des États-Unis ou du Canada. Son travail sur ces hommes et femmes blessés loin du territoire national est une façon de mettre en lumière la réalité de leur engagement et les différentes manières pour un militaire de « mourir » en mission.

Le paradoxe dans un pays comme le nôtre, qui n’a plus connu la guerre sur son propre territoire depuis des décennies, réside dans le fait que les « failles » dont sont victimes ces hommes et ces femmes soldats révèlent un aspect rassurant d’humanité. Au-delà de  la barbarie et des crimes de masse commis en toute conscience et en toute impunité aujourd’hui encore en Ukraine, en Syrie, en Arménie, en Érythrée, au Yémen et sur tous les autres territoires en guerre. 

Serge Challon, directeur éditorial

Aurélien joue ici avec deux de ses quatre enfants. Chose encore impossible il y a quelques mois. «Aujourd’hui, j’ai quand même beaucoup avancé. Je ne vais pas dire que c’est grâce à l’armée, loin de là. C’est grâce à ma femme qui a maintenu un bon équilibre familial, qui m’a énormément soutenu comme mes médecins. Je me suis aussi reconstruit grâce à la nature, à mes créations. Je ne suis pas guéri, on peut juste dire que j’ai relevé la tête et que j’ai arrêté de creuser mon trou. J’attends de sortir véritablement de la bulle qu’a créée ce syndrome de stress post traumatique. De pouvoir ré-affronter la foule, ne plus avoir peur du noir, peur des coups de feu, des feux d’artifices. Je ne sais pas si cela arrivera un jour, peut-être qu’au moins ça s’atténuera et que je pourrai alors vraiment profiter de mes enfants. Ce jour-là, je pourrai me dire que ça va mieux. Aujourd’hui je relève la tête, c’est long contrairement à la descente aux enfers que j’ai vécue au début de mon ESPT ». 

Aux armes et caetera

Éditions Hemeria

Portrait de Melanie. « Le corps et le cerveau sont toujours sur la scène, ils sont toujours en train de gérer cette urgence. Son facies était très troublant, il était marqué par la souffrance et puis il avait un regard perdu. Ce qui m’a le plus marqué c’était son regard parce que c’était moi la première dans la pièce et j’ai eu besoin de regarder. J’avais pris sa tête entre mes deux mains. Son visage me revient tout le temps et je ne sais pas si c’est une hallucination mais je le vois toujours sur la banquette arrière de ma voiture. Je ne sais pas pourquoi, je le vois. Cette vision ne me quitte jamais, c’est souvent ce qui me revient dans mes cauchemars. Maintenant, ça va mieux, tout dépend comment s’est passé ma journée et comment j’ai réussi à gérer mes émotions ».


Photos souvenir de Jean Louis. 

« Physiquement et psychologiquement, je pense que c’était déjà trop tard. Il aurait fallu qu’il soit pris en charge tout de suite en rentrant du RWANDA en 94. Personnellement, je pense que l’armée est dépassée. L’institution a occulté ça pendant des années, alors que c’était déjà pris en charge aux USA, au Canada. Je pense que là on est à peu près au niveau des Américains après le Vietnam. Il était atteint d’un ESPT depuis 1994 mais a seulement été détecté en 2015. Il a fait 18 Opérations extérieures sur une carrière de 25 ans au 3ème RIMA: Rwanda 1994 : exhumation cadavres, tortures, exode population.Yougoslavie 1995: reprise du pont de Vrbanja (appui), tirs journaliers. Afghanistan 2009: Véhicule blindé détruit par une mine. L’Afghanistan, ça a été la mission de trop. Je pense qu’il aurait dû être suivi à chaque retour de mission » confie Anne, son épouse.
Ancien maître-chien au 132ème Régiment d’infanterie cynotechnique de l’Armée de Terre à Suippes, Aurélien 31 ans est en arrêt longue durée pour un ESPT depuis une mission de quatre mois en République Centrafricaine en 2015. « Le dernier mois on a vécu l’enfer et encore l’enfer c’est le paradis. Mon retour en France ne s'est pas passé comme je l’avais prévu et j’ai mis très longtemps, pas loin de quatre ans, pour me réhabituer à la vie de tous les jours. Ma vie a complètement changé. Je ne suis plus du tout le même, je n'arrive plus à dormir, j’ai peur du noir, de la foule et aujourd’hui j’ai même peur de la mort pour mes enfants,ma femme, mes proches et puis surtout j'ai le sentiment d'une mission non accomplie, un sentiment d’échec. Je me suis remis en question, jusqu'à me dire qu'il fallait que je disparaisse, que je devais porter atteinte à ma vie. Sans le bon accompagnement, je serais allé jusqu’au bout ».

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