# 5 / Gaza Hospital. Beyrouth, liban
Film court : paroles et photographies © Karine Pierre, réalisation Vartan Ohanian et Serge Challon
Depuis l’explosion du port de Beyrouth, le Liban vit une grave crise politique et économique avec une inflation de 137% et une menace de nouvelle guerre civile. Karine Pierre, photographe, nous parle de la progression implacable de la pauvreté …
Gaza Hospital
Construit en 1978 par l’OLP, Gaza Hospital a ouvert ses portes l’année suivante à Sabra – Beyrouth ouest. Administré par le Croissant-Rouge palestinien, l’hôpital offrait des soins de pointe délivrés gratuitement à toute la population de Beyrouth. Durant le massacre de Sabra et Chatila, le personnel est évacué et les installations fortement endommagées. De 1985 à 1987, pendant la ‘Guerre des Camps’, Gaza Hospital est pris pour cible par les milices du parti chiite Amal soutenues par l’occupant Syrien. Le 16 janvier 1988, Nabih Berri, chef du parti Amal aujourd’hui toujours au pouvoir, annonce la fin du siège des camps de réfugiés palestiniens à Beyrouth. La Sixième Brigade se retire pour être remplacée par les troupes syriennes. Dans l’intervalle, l’hôpital sera totalement démantelé et les installations seront pillées ou détruites. Des blocs chirurgicaux, en passant par le système électrique et jusqu’aux ascenseurs, rien ne sera épargné.
Gaza Hospital est ainsi devenu une condensation de l’histoire des mouvements migratoires du bassin oriental de la mer Méditerranée. Un palimpseste à lire dans sa verticalité. L’ancien hôpital implanté à la frange de la ville encore orgueilleuse il y a peu, fut érigé dans une zone surpeuplée à grande majorité sunnite. Son bâti idéologique que fut le combat d’un peuple sous la bannière de l’OLP s’est mué au fil des décennies pour devenir un concentré de pluralités régionales et internationales, sans autre motif premier que celui de la survie. Ceux-là même qui composent pour partie la population du Liban et qui le divisent, tous devenus réfugiés dans ce lambeau urbain.
Ennemis d’hier pour certains, ils partagent à présent l’ossature d’une même architecture délabrée aux strates poreuses, conjugués par les nécessités de la précarité extrême et de la promiscuité. Là se constituent par capillarité des familles transnationales, parfois transculturelles. En ce sens, Gaza Hospital propose l’iconographie d’un ‘sur-vivre’ ensemble, d’une société qui, si elle demeure parfois étagée économiquement, se modifie peu à peu au-delà des origines et des confessions. Ici, les lignes de démarcations qui continuent à cloisonner les différentes communautés du pays afin de conserver un système de clientélisme et de corruption, s’effacent un tant soit peu, rappelant en filigrane mais non sans ironie que jadis, cet hôpital était pour tous.
Alors que les populations de Gaza Hospital opèrent un lent déplacement vers une possible hospitalité, la terrible crise économique organisée par la faillite d’un système politique mortifère et discriminatoire ne lègue aux plus pauvres d’entre eux qu’un ‘en commun’, celui d’y mourir ensemble, lentement.
Karine Pierre, Beyrouth, juillet 2021
Entretien avec Karine Pierre
L’année dernière, au mois d’août, j’étais chez moi lorsque j’ai vu à la télévision l’explosion du port de Beyrouth qui m’a bouleversée. Ça m’a fait penser aux Twin Towers tellement c’était incompréhensible. J’ai tout de suite décidé d’y aller. Trois jours après je découvrais cette ville. Je découvrais la dévastation en même temps que l’énorme énergie qu’a ce peuple. Ils étaient déjà tous au travail lorsque je suis arrivée, tous en train de déblayer, malgré les morts, malgré les blessés, c’était touchant.
Le samedi suivant l’explosion ils ont manifesté contre le pouvoir en place. J’étais très surprise qu’ils trouvent cette énergie, je m’attendais après un tel choc que tous les gens soient paralysés de terreur, et donc j’ai couvert ces manifestations. J’ai fait mon travail de photographe de news, puis, assez vite, j’ai été m’aventurer dans les quartiers Ouest de Beyrouth, des quartiers musulmans, chiites ou sunnites … J’avais lu sur internet qu’il y avait dans le quartier de Sabra un ancien hôpital, je l’ai cherché et j’ai décidé de travailler sur ce bâtiment appelé Gaza Hospital. La surpopulation dans les quartiers de Sabra et de Chatila est incroyable. Toute place est bonne à prendre même si elle coûte cher.
Que représente pour vous ce bâtiment?
C’est une histoire de migration et de réfugiés, parce qu’il y a les deux, à la verticale. C’est-à-dire qu’à l’intérieur on trouve aussi bien des palestiniens que des syriens, des égyptiens, des bangladais, et même des libanais pauvres. Tout ce que constitue le Liban se retrouve ici, dans ces étages. Je ne peux pas dire qu’ils vivent ensemble mais en tout cas ils se côtoient et il y a même pas mal de mariages mixtes. Là on se dit que le communautarisme qui sépare le Liban s’efface tout d’un coup par la misère. Un ancien hôpital qui était gratuit et ouvert à tous devient un bâtiment, certes pas gratuit, même s’il est difficile de savoir à qui ces gens payent leur loyer, mais qui est lui aussi ouvert à tous, il y a une espèce d’ironie de l’histoire.
Cette photographie d’enfants qui jouent dans une piscine en plastique est inattendue !
L’eau est un énorme problème, certaines chambres ont l’eau directement, mais c’est un mélange d’eau claire, d’eau salée, d’eaux usées, elle n’est absolument pas buvable. Il y a aussi chaque jour une distribution d’eau dans les étages mais on ne sait pas non plus très bien d’où elle vient. Elle est stockée dans les réservoirs sur les toits et vendue comme potable mais beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ne l’utilisaient pas, sauf pour cuire les aliments et pour laver. Les plus pauvres boivent ces eaux impropres et ceux qui ont un peu plus d’argent consomment de l’eau achetée dans les commerces.
Et malgré cette pénurie d’eau, je tombe sur ces enfants qui prennent du bon temps dans une petite piscine! Je suis surprise. Cette famille a son propre réservoir sur le toit, ce qui coute cher. Ensuite je parle avec leur mère et elle me dit qu’elle est professeure d’anglais, mais elle parle mal l’anglais. Son mari est au chômage, il était conducteur de bus scolaire mais avec la Covid, ça s’est arrêté. Dans l’appartement je vois au fond du couloir le portrait d’Hassan Nasrallah, qui est le leader du Hezbollah, et je m’en étonne parce que cette famille est sunnite, elle est libanaise et lui palestinien. Je demande pourquoi, et elle me dit que cette photo était là bien avant qu’ils arrivent. En fait je pense que cette famille touche de l’argent du Hezbollah pour des renseignements ou pour d’autres services, ça expliquerait qu’ils puissent avoir les moyens de s’offrir une réserve d’eau personnelle.
Quelle était la situation économique avant l’explosion du port ?
La corruption des dirigeants et des responsables politiques est importante et considérée comme directement responsable de la situation dramatique que traverse le Liban, que peuvent espérer les libanais ?
Un an après l’explosion du port, la communauté internationale s’est réunie pour établir une liste des responsables de la banqueroute du pays en détournant énormément d’argent, mais cette liste est restée confidentielle. Ils en parlent dans les salons et menacent de bloquer les avoirs des uns et des autres à l’étranger, aux États Unis ou en France, mais pour l’instant il ne se passe rien. Pire ! Le premier ministre du gouvernement actuel est notoirement connu pour avoir lui-même détourné des sommes très importantes.
Comment se sont passées vos relations avec tous ces habitants de Gaza Hospital ?
Il peut y avoir beaucoup de malentendus, il faut poser les choses doucement, venir avec l’appareil photo en bandoulière mais ne pas faire d’images tout de suite. L’amitié qu’ils m’ont témoignée en m’intégrant à leurs familles, et en m’invitant, a été extraordinaire. Ils étaient même souvent troublés si je passais au Gaza Hospital sans aller les voir. Ils m’ont donné énormément, j’ai beaucoup appris à leur contact. Je vais retourner là-bas, c’est sûr, je ne sais pas quand mais j’ai encore beaucoup de choses à faire et particulièrement pour ce bâtiment. J’aimerais organiser une exposition sur place, ce qui ne s’est jamais fait, ce serait une manière de restituer le geste…
Entretien réalisé le 23 septembre 2021 à Paris
Diplômée du Conservatoire National de Genève, Karine Pierre a travaillé au théâtre de 1990 à 2018.
Parallèlement à sa carrière de comédienne de théâtre, de monteuse film et de réalisatrice de films, elle commence la photo en autodidacte en novembre 2015. Dans la foulée, elle collabore avec une agence de presse à Londres avant de rejoindre l’agence Hans Lucas fin 2017.
A l’été 2018, elle décide de se consacrer exclusivement à la photographie et entreprend une formation à l’école de l’image Gobelins tout en continuant de couvrir l’actualité sociale et politique en France.
Depuis 2019, elle se concentre sur des sujets documentaires à plus long terme et se rend en Libye puis au Liban.