Reportage# 19 / Valérie, Femme du lien ©Vincent Jarousseau

# 19 / Valérie, Femme du lien ©Vincent Jarousseau

Film court : paroles et photographies © Vincent Jarousseau. Réalisation et montage Vartan Ohanian et Serge Challon 

 

Après les applaudissements destinés au corps médical pendant les confinements successifs provoqués par la pandémie du Covid 19, des voix se sont élevées pour parler de certains métiers découverts soudain comme « essentiels ». Tout d’un coup était mis en lumière le mérite de ces employés qui ne pouvaient bénéficier du télétravail et sans lesquels notre quotidien serait devenu celui d’un sale temps de guerre. Ainsi furent relayés par les médias les honneurs rendus aux caristes, livreurs, caissières de supermarchés, et autres smicards sans voix et sans choix. Quelques primes défiscalisées firent offices de médailles offertes par la Nation reconnaissante et, en son nom, par quelques entreprises aux profits en hausse inattendue.

Aujourd’hui le temps semble venu de se pencher sur une autre partie de ces métiers essentiels sans lesquels notre société aurait du mal à fonctionner. Des métiers qui sont parfois des alternatives à l’hospitalisation pour des personnes qui nécessitent un accompagnement quotidien que les proches ne peuvent assumer ou encore au placement dans des centres d’éducation spécialisée que l’on appelle des « foyers » pour des enfants qui ne doivent plus rester dans leurs familles. Il s’agit aussi parfois d’aider des parents à assumer leurs fonctions et leurs responsabilités éducatives au sein de la famille qu’ils ont créé. 

Ces métiers sont des métiers de « première nécessité », ils composent un front de protection et de gestion des difficultés sociales. Pourtant, pour de nombreuses femmes, ils restent des emplois précaires, chronophages et très mal rémunérés. Nombre d’entre elles perçoivent des salaires proches de 800 à 1000€ pendant de nombreuses années avant de pouvoir atteindre le Smic. Les temps de déplacements, souvent très long, notamment en région parisienne, ne sont pas pris en compte alors qu’elles doivent parfois aller le matin et retourner le soir, ce qui implique une amplitude de disponibilité horaire équivalente à un temps plein.

Le député François Ruffin de la France Insoumise en a appelé à la conscience des députés à l’Assemblée nationale pour reconnaitre leur statut et améliorer leurs conditions de vie et de travail. Sans succès. 

La question reste néanmoins d’actualité. Pendant ce mois de novembre est sorti le film Les Femmes du square de Julien Rambaldi. Le réalisateur a voulu mettre à l’honneur les nounous qui en savent parfois plus sur les enfants que les parents eux-mêmes. Il dit en avoir fait personnellement l’expérience. C’est dans ce contexte visiblement réceptif que Vincent Jarousseau présente le travail au long court qu’il a réalisé à Fourmies (dans le département du Nord) et en région parisienne, avec ces femmes qu’il nomme les « Femmes du lien ». Ainsi, des assistantes maternelles, des auxiliaires de vie sociale, des aides-soignantes à domicile etc. ont accepté sa présence dans leur vie quotidienne. Elles ont aussi accepté de le laisser photographier et de parler d’elles, de leur rôle, de leur savoir-faire. Elles se sont confiées sur le parcours de vie qui les a conduites vers ces métiers, leurs satisfactions et les difficultés qu’elles rencontrent. Vincent Jarousseau explique que chacune d’entre elles semblait destinée depuis l’enfance à ce métier d’assistance et de proximité. Il raconte aussi comment l’évolution parfois dramatique de l’emploi dans certaines régions provoque par ricochet un besoin d’assistance de plus en plus important. La désindustrialisation provoque du chômage et de la misère sociale et, avec elle, des besoins que les institutions doivent résoudre. Certaines de ces femmes sont là pour réparer les conséquences de ces drames ou en tout cas d’en limiter les effets pour ceux qui en sont victimes et pour l’ensemble de la communauté. Dans l’entretien qu’il nous a accordé (ci-dessous), il nous parle à la fois de leur statut dans la société française d’aujourd’hui et de la nécessité de prendre la mesure de l’importance de leur travail et des compétences dont elles font preuve. Il nous parle aussi de la richesse de ces rencontres et de ces moments partagés avec ces « travailleuses » et les familles dans lesquelles elles intervenaient.

Un monde sans hommes. Eux semblent absents, employés sur les chantiers ou dans les entreprises de transports, ou occupés à vivre d’autres choses,  ailleurs. 

Serge Challon, directeur éditorial

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LES FEMMES DU LIEN La vraie vie des travailleuses essentielles

Entretien avec Vincent Jarousseau

Quel est le revenu moyen dans le secteur des aides à domicile ?

Séverine, par exemple, quand je la rencontre, a une vingtaine d’années de carrière. Elle gagne le Smic. Il faut en moyenne une quinzaine d’années pour atteindre ce salaire parce qu’il y a beaucoup de temps partiels subis. Ce sont souvent des femmes qui travaillent à temps plein en réalité mais qui sont payés partiellement parce qu’elles ont des trous dans la journée et leurs temps de déplacements ne sont pas payés. Le salaire moyen d’une aide à domicile aujourd’hui en France, c’est plutôt 1000 euros, avec des journées qui commencent à 7h du matin et qui se finissent à 19h le soir. Ces revenus sont fluctuants évidemment selon le nombre de patients. Séverine a connu une hécatombe de ses patients à un moment donné et a subi à ce moment-là une forte baisse de ses revenus.  

Pourquoi avez-vous choisi de raconter l’histoire personnelle de ces femmes et pas simplement leur quotidien professionnel ?

Je me suis rendu compte en faisant ce travail que c’était essentiel de raconter l’enfance de ces femmes et c’est là qu’est née l’idée de la mise en récit en bande dessinée. C’est Thierry Chavant qui a fait la BD que j’ai scénarisée. Ce qui revient dans presque tous les récits de ce livre, que l’on vienne d’Afrique ou du fin fond de la campagne dans le nord de la France, c’est une forme d’assignation sociale aux tâches domestiques dès l’enfance. On parle de professions qui sont occupées à plus de 90% par des femmes. Il y a aussi une sorte de déterminisme social indépendamment du genre. Lorsque Séverine, qui a 58 ans, a fait ses études, la région était déjà en phase de désindustrialisation très prononcée. Sous le Second Empire (1852-1870 ndlr) il y avait 16 000 habitants à Fourmies, il y en a plus que 11 000 aujourd’hui. Il y a une mutation de l’emploi féminin des métiers de l’industrie textile vers les métiers de services à la personne, c’est très clair. C’est aussi pour ça que j’ai choisi ce territoire.

Comment analysez-vous la progression très importante du besoin de ces aides ?

Si je prends le cas de Fourmies, 30% de la population est au chômage, l’absence d’emplois demande une prise en charge et un accompagnement social. Même si on veut remettre les gens au travail, on est obligé de passer par cet accompagnement social, soit parce qu’il faut garder les gosses, soit parce qu’il faut accompagner les parents parce qu’il n’y a plus d’enfants pour s’en occuper, soit parce qu’il y a besoin de remettre à niveau les gens. Et si je prends le cas d’Angélique, qui est assistante maternelle et femme d’agriculteur, les parents des enfants qu’elle garde, les femmes en tous les cas, sont infirmières, aides-soignantes ou ASH (Agent de service hospitalier ndlr). Il y a en fait toute une chaîne d’entraide et de solidarité qui se traduit par la surreprésentation de ces métiers.

Est-ce que cela signifie que ce personnel formé et compétent est facilement disponible ?

Aujourd’hui on est face à une vraie difficulté de recrutement dans toutes ces professions et ce n’est pas nouveau. Ça fait des années que les associations de services à domicile galèrent pour trouver des volontaires mais là, on a franchi un seuil, notamment depuis le Covid. On a des directeurs qui sont dans l’obligation de refuser des demandes de prises en charge de familles, faute de personnels suffisants.

Dans les EHPAD, il y a aussi un problème avec les infirmières ou les aides-soignantes qui ne restent pas longtemps dans le métier. Elles sont formées puis elles vont faire 4-5 ans, ou bien elles vont chercher un cadre de travail plus reposant, plus confortable entre guillemets. C’est pour ça que l’on a créé aussi de nouveaux diplômes comme le diplôme d’accompagnement éducatif et social qui fait exactement le même travail qu’une aide-soignante sauf qu’elle n’est pas rémunérée de la même façon, elle a souvent un statut plus précaire. C’est ce que l’on voit aussi dans les crèches où l’on n’exige plus le CAP Petite enfance pour travailler. Ça permet de payer moins cher et d’utiliser de l’intérim. Il y a un vrai danger aujourd’hui de créer un nivèlement des formations par le bas dans ces professions. Pourtant ce sont des métiers d’avenir. Ce sont des métiers où l’on prend soin du vivant, des métiers à forte valeur et à forte utilité sociale. Si on faisait vraiment le choix de soutenir une société du care (du soin, de la protection, ndlr) on soutiendrait ces professions comme on soutiendrait les métiers de la transition écologique, par exemple.

Il faut prendre en compte les questions de l’organisation du travail et des salaires. Ce sont des femmes qui assument des responsabilités importantes, la responsabilité d’un enfant, d’un enfant handicapé, d’un enfant placé, la responsabilité d’une personne âgée, d’une personne malade etc. oui ça se paye. On doit aussi les inclure dans les chaînes de décision, elles sont très demandeuses. Un juge pour enfants consulte, par exemple, le dossier écrit par l’éducateur qui a éventuellement consulté l’avis de l’assistante familiale mais pas forcément, souvent il ne connaît pas l’enfant, il le voit une fois par mois, dans le meilleur des cas, alors que l’assistante familiale le voit quotidiennement.

Il y a une sorte de méfiance parce qu’on va considérer que ce sont finalement des métiers où l’on va être trop proche, on va être trop dans l’empathie, trop dans l’affectif et on se méfie de l’affectif, ce qui est gravissime. D’un côté je vois que dans la protection de l’enfance on enlève des enfants à des familles d’accueil parce qu’on trouve qu’il y a trop de liens ! C’est absurde ! et puis à côté de ça, dans d’autres endroits où l’on manque de places, on va laisser dans certaines familles des gamins qui vont parfois être en danger ! On marche sur la tête en fait.

Pourquoi avez-vous choisi de publié ce travail sous forme de livre avec un roman photo ?

Oui c’est un livre comme tous mes précédents ouvrages qui prend la forme du roman photo en apparence, mais ça n’a rien à voir avec le roman photo originel italien, le feuilleton de fiction. Ça reste vraiment du photoreportage pur et des documents, c’est à dire que, dans les bulles, ce sont des retranscriptions d’enregistrements que je fais valider par les protagonistes et qui ont été prononcés. Donc il y a une mise en récit évidemment, c’est un petit peu comme dans un film documentaire; c’est à dire que on « storyboard » un peu en temps réel un projet. L’intérêt de cette forme, c’est que je ne conçois pas de faire un travail documentaire sans donner la parole aux gens parce que, par essence, la photo est muette, elle peut être évocatrice, elle peut véhiculer des sentiments, des idées, mais elle ne restitue pas la parole des gens. C’est comme ça que j’en suis venu à faire du roman photo pour un premier travail sur des électeurs de Front National et que j’ai gardé cette forme ensuite. Elle permet d’aller au fond des choses et d’emmener le lecteur dans ces univers.

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