Reportage# 15 / 1. Filles de Dieu, Pondichéry, Inde, © Jennifer Carlos

# 15 / 1. Filles de Dieu, Pondichéry, Inde, © Jennifer Carlos

Paroles et photographies de Jennifer Carlos. Réalisation du film court Vartan Ohanian et Serge Challon

Le sujet de Jennifer Carlos se déroule à l’autre bout du monde, dans un pays qui, d’un côté, affiche sa puissance économique, culturelle et militaire, ainsi que son indépendance diplomatique (l’Inde, dont 80 % de l’armement provient de la Russie, tente de conserver une neutralité ambiguë dans le conflit en Ukraine) et, par ailleurs, compte des dizaines de millions de personnes vivant dans une totale précarité alimentaire, sanitaire et sociale. L’Inde est la sixième puissance économique du monde pourtant 90 % de sa population vit avec des revenus mensuels inférieurs à 125 euros. La crise du Covid n’a fait qu’aggraver encore la situation. 

Pays de paradoxes où se côtoient les technologies les plus sophistiquées et la vitale débrouillardise du quotidien imposée par la nécessité. Une culture ancestrale maintient les pratiques patriarcales archaïques et parfois des plus violentes envers les femmes.

Cette propension au paradoxe prend une dimension particulière lorsque l’on se penche sur la manière dont la communauté indienne perçoit ces femmes transgenres qu’elle appelle les Thirunangais (Filles de Dieu en Tamoul) et Hirjas dans le nord du pays.

Avant la colonisation, elles étaient respectées, on les trouvait dans les harems au service des maharadjahs. Les colons britanniques en ont fait des parias en les criminalisant, elles et les eunuques. Il s’agissait de légiférer contre les rapports charnels considérés comme contre nature et contre leur communauté désignée comme une tribu criminelle. Cette stigmatisation est restée ainsi dans les consciences et il a fallu attendre 2014 pour que le troisième genre soit reconnu par la Cour Suprême indienne, puis 2017 pour que la sexualité soit considérée comme un droit privé fondamental et confidentiel, et enfin 2018, pour que l’homosexualité soit dépénalisée.

Pourtant, malgré ces avancées juridiques essentielles et le statut très particulier que leur confère la religion hindoue, elles restent condamnées à ne trouver leurs moyens de subsistance que dans la mendicité et la prostitution. Leur vie quotidienne est toujours marquée par la crainte et les violences. Savitha aimerait « que l’on arrête de nous prendre pour des fous ou des animaux ».

Ce travail au long cours de Jennifer Carlos nous ouvre les yeux sur la situation de ces personnes qui ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été attribué à la naissance. Nous sommes en Inde, dans un pays dont la culture est éloignée de la nôtre, pourtant en France, le harcèlement, les injures, la violence physique, la discrimination à l’embauche et au logement, la déscolarisation des jeunes, marquent aussi le quotidien des trans qui connaissent un taux de suicide 7 fois plus élevé que parmi les cisgenres et une prévalence du VIH 17 fois supérieure au reste de la population. Les institutions elles-mêmes peinent à prendre la mesure de l’urgence à faire évoluer les consciences. Le transsexualisme a été retiré de la liste des maladies mentales de l’OMS en 2019, il y a trois ans à peine. 

Plus d’informations sur le respect des droits des trans ICI

La transsexualité n’induit aucune prévalence sexuelle, néanmoins il est intéressant de revenir sur la situation de l’homosexualité en France. 

L’homosexualité n’était pas en soi condamnable lorsque la loi contre la sodomie a été abolie en 1791, pendant la Révolution française. En fait cette loi  n’était plus appliquée depuis janvier 1750, date de la dernière exécution sur le bûcher de deux hommes pris en flagrant délit. L’homosexualité n’était pas en soi condamnable lorsqu’en 1982 le gouvernement Mitterrand attribue le même âge de 15 ans à la majorité sexuelle pour les relations hétérosexuelles et pour les relations homosexuelles alors qu’elle était de 18 ans pour les unes, depuis Valéry Giscard d’Estaing, et de 21 pour les autres, et cela depuis le Régime de Vichy dont la loi à ce sujet ne concernait que les hommes (les actes sexuels avec des jeunes filles mineures n’étaient pas pris en compte). Cette loi pénalisant la pratique sexuelle des hommes entre eux avant 21 ans fût reconduite par le gouvernement provisoire en 1945. D’après l’historien Thierry Pastorello, il n’est donc pas exact de dire que l’homosexualité a été dépénalisée en France en 1982 comme cela est régulièrement prétendu. Sources: Libération du 18 juin 2018 ICI

Tamil Nadu, Cuddalore-février 2022. Srija reçoit un client qui vient la voir “deux à trois fois par mois” dans sa chambre.

Entretien avec Jennifer Carlos, photographe

Mes deux parents sont d’origine indienne et j’ai aussi des origines françaises du côté de ma mère. Je vais en Inde régulièrement pour voir ma famille.

C’est un sujet qui me tenait particulièrement à cœur, je voyais régulièrement ces femmes, que l’on appelle les Thirunagais (Filles de Dieu en Tamoul), qui mendiaient à chaque coin de rue et, lors de mon dernier voyage, j’en ai vu beaucoup plus d’habitude. Je me posais beaucoup de questions sur la manière dont elles arrivent à s’affranchir de cette société indienne très patriarcale et très conservatrice. D’un côté, elles subissent un rejet important de la part des gens et en même temps elles provoquent une fascination, un respect lié aux pouvoirs que leur confère la religion hindoue. Je voulais vraiment vivre avec elle pour comprendre tout ça.

Comment êtes-vous entrée en contact avec elles? 

Je savais qu’il y avait pas mal de colocations de femmes transgenres qui vivent en communauté. Je suis rentré au culot dans l’une de ces maisons et je leur ai expliqué que je voulais travailler avec elles pendant quelques mois. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais elles avaient vraiment envie qu’on parle d’elles, de leur vie parce que ça ne se fait pas énormément. Il y a parfois des reportages publiés lorsqu’elles se rassemblent autour d’un événement, mais c’est tout. Ensuite, j’y suis retourné, j’ai été aussi mise en contact avec une association qui travaille sur Pondichéry, et j’ai commencé à répartir mes journées en fonction de la disponibilité de celles qui acceptaient que je les suive dans leur vie quotidienne, pendant les moments intimes, les fêtes familiales etc.

Vous avez travaillé combien de temps avec elles ?

J’ai travaillé avec elles pendant 6 mois, je suis allé dans plusieurs villes de la région du Tamil Nadu, autour de Pondichéry.

Est-ce que les décisions de la Cour Suprême indienne permettent aux personnes trans de vivre mieux aujourd’hui en Inde ?

On pouvait penser que ces nouvelles lois allaient permettre un progrès dans la vie de ces femmes transgenres mais elles sont toujours marginalisées, elles ne peuvent pas travailler, même celles qui sont diplômées. Les employeurs ont peur qu’elles portent préjudice à leur société. Elles ne s’en sortent pas et comme elles sont violentées depuis l’enfance, pour leur sécurité, elles doivent rejoindre des communautés et n’ont pas d’autre choix que de mendier et de se prostituer.

Lalu se prostitue chaque soir dans les rues de Cuddalore.

Est-ce que leurs histoires se ressemblent? 

Les témoignages se recoupent: elles prennent conscience vers l’âge de 7-8 ans qu’elles ne se sentent pas hommes, elles jouent avec des filles et en général ça n’est pas accepté par les familles qui les considèrent comme anormales et les rejettent.  Au début, j’avais un regard assez dur vis-à-vis des familles par rapport à ça, et en fait j’ai compris que c’était bien plus complexe parce qu’elles portent le déshonneur. Être transgenre, ça porte la honte sur la famille qui en plus est obligée de faire des choix entre les enfants pour pouvoir les marier. Donc elles se retrouvent, souvent adolescentes, à la rue et elles vont dans les grandes villes pour se prostituer. Elles ne peuvent pas vivre seules, car elles subissent des violences constantes, elles sont battues et violées et n’ont pas d’autres choix que d’intégrer ces communautés conduites par des gourous. Là, on leur attribue une mère adoptive et des soeurs. Ces communautés peuvent aussi être des lieux de trafic sexuels où l’on retrouve des maisons closes et des gourous proxénètes encouragées par une forte corruption policière.

Est-ce qu’elles parviennent à nouer des relations suivies avec un homme ?

Elles ont une vraie quête de reconnaissance et d’amour, c’est ce qui ressort énormément chez elles, mais en Inde, pour toutes les femmes, c’est très compliqué. Le seul avenir possible, c’est le mariage, avoir une famille et des enfants. La société rejette violemment les personnes qui ne suivent pas ce modèle. Elles ne pourront jamais avoir d’enfant et ne sont évidemment pas respectées aussi à cause de ça.

Elles sont vraiment considérées comme des objets sexuels et c’est encore renforcé parce qu’elles vivent de la prostitution. Savitha, avec qui j’ai pu créer une relation assez proche, sortait d’une relation de quelques années avec un homme, une relation clandestine, mais il s’était servi d’elle pour l’argent parce qu’elles gagnent assez bien leur vie en se prostituant, bien mieux que beaucoup d’autres emplois en Inde.

Tamil Nadu, Ariyankuppam-décembre 2021.
Un mois après avoir fui la maison de sa famille, Marthula ose se montrer à visage découvert, sur la plage d’Ariyankuppam, en banlieue sud de Pondichéry. Ici, elle est déguisée en Ardhanarishvara, une divinité androgyne qui réunit Shiva (du côté droit) et Parvati (du côté gauche) au sein d’un seul et même corps. Cette image symbolise l’ambivalence de la nature divine, féminine et masculine à la fois, ni homme ni femme, car à l’origine de toute chose, transcendant les distinctions de genre.

On appelle ces femmes les filles de Dieu. Qu’est-ce que cela signifie ?

Pour comprendre ces femmes, il faut prendre en compte l’aspect religieux qui est très important. La religion hindoue leur prête des pouvoirs de bénédiction, de fertilité, de guérison, elles apportent le bonheur mais elles sont aussi susceptibles de jeter des sorts, ce pouvoir s’appelle le shirvan.

C’est pour cela qu’elles sont à la fois paradoxalement craintes est vénérées. C’est ça qui travaille l’imaginaire culturel de tous et qui fascine. Elles obtiennent le nirvan, qui fait référence au nirvana, signifiant l’absence de désir et la sérénité, lorsqu’elles décident, par l’émasculation, de privilégier plutôt la vie spirituelle que la vie sexuelle. La majorité des femmes, pour se sentir bien, pour être plus respectées, sont obligées de s’émasculer et de faire une vaginoplastie. Quand elles entrent dans les communautés, il y a de nombreux rituels qui marquent la construction de cette identité et ça se fait vraiment tout au long de leur vie. En fait elles continuent toujours la prostitution et la mendicité pour payer leur vaginoplastie et ensuite par nécessité.

Ce sujet impose une grande proximité, le partage d’une véritable intimité avec ces femmes, est-ce que vous avez eu des difficultés, en tant que photographe et journaliste, à trouver la bonne distance ?

 La question de la distance est toujours importante pour moi. Avec cette communauté de femmes transgenres j’ai choisi dès le départ de faire un travail d’immersion, de partager leur quotidien. J’étais vraiment tous les jours avec elles et même le soir, parfois je dormais avec elles.  Mais c’est vrai qu’en termes d’attentes, pour certaines, il y avait parfois de l’incompréhension, elles se demandaient ce que je ferai de ces images. L’association dont je me suis rapprochée, et qui aident ces femmes, voulait par exemple qu’il y ait un retour et peut-être même financier. Je leur ai dit clairement que je faisais un travail de journaliste, que ça pouvait toucher les gens et que peut-être cela pousserait certains à faire des dons ou à les aider mais que ce n’était pas le but premier de mon travail. J’essaie de pas trop penser à tout ça et de vraiment vivre les choses intensément, de pousser aussi mes limites et de partager ces moments avec elles. Il y a encore plein d’aspects que je n’ai pas traités, je veux encore aller plus loin avec elles lors de mon prochain séjour.

“J’ai commencé à me prostituer à l’adolescence, vers 15 ans. Avant ça, mon père a abusé de moi pendant des années. Il ne faut pas être Thirunangai, c’est trop dur. Dans ma prochaine vie, j’aimerais pouvoir être comme tout le monde, être docteur et aider les gens par exemple.” Agée de 62 ans, Pappima s’essouffle rapidement après avoir fait quelques pas de danse classique indienne du Bharata natyam Le sida fait des ravages au sein de la communauté. Elle a appris qu’elle était atteinte du VIH il y a 12 ans, après s’être prostituée quasiment toute sa vie. Désormais, elle a trouvé un emploi comme gardienne d’une maison à Ariyankuppam.

Sangena bénie une jeune femme enceinte afin de lui donner une protection, à elle et à son bébé.

À la tête de la communauté locale et de l’association SCOHD (SAHODARAN COMMUNITY ORIENTED HEALTH DEVELOPMENT), Seethal, (45 ans )(au premier plan) demande à chacune des participantes d’apporter un sari neuf et 3 500 roupies. Pendant la soirée, les participantes dansent en jetant en l’air une partie de l’argent cotisé pour les nouvelles arrivantes.

 

 

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