# 1 / France, de la rue au chaos
Film court : paroles et photographies © Ulrich Lebeuf/Agence Myop, réalisation Vartan Ohanian et Serge Challon
Ulrich Lebeuf est photographe et collabore de manière très régulière avec le quotidien français Libération, notamment dans le cadre de la couverture des manifestations qui se succèdent depuis bientôt trois ans dans l’ensemble des villes françaises et à Toulouse où il réside.
Les réseaux sociaux ont démontré de manière spectaculaire leur propension à rendre inaudibles les paroles des dirigeants politiques comme celles des représentants de l’État. Ils sont devenus un territoire d’information comme de propagande et de conflits dont l’usage pourrait parfois s’assimiler aux techniques de guérilla : des actions et réactions imprévisibles, des acteurs insaisissables, des groupes d’influence aux allures clandestines.
Face à eux l’État semble démuni, contraint de rester sur un terrain connu, celui de la rue et des boulevards, avec des techniques éprouvées d’encerclement et de nasses dont les manifestants ne peuvent sortir. Ce terrain est celui de la violence physique avec l’usage d’armes dangereuses comme les lanceurs de balles de défense (LBD) que les autres pays européens se refusent à utiliser. Il est aussi celui de la violence psychologique et de la peur qui découragent les participants les moins téméraires à revenir le samedi suivant.
Les jugements en comparutions immédiates succèdent aux arrestations. Les images d’anonymes et de policiers blessés défilent sur les écrans … Le scénario n’est plus lisible. La saga du samedi après-midi devient lancinante et l’idée de s’exprimer collectivement dans l’espace public parait désormais considérée comme un acte potentiel de délinquance qui peut être l’objet d’une répression violente légitime.
D’un côté, des revendications individuelles réunies dans des actions collectives, sous autant de bannières que de participants, et de l’autre une volonté de démontrer la force par la force. Les manifestants deviennent photographes, puis vidéastes, et même témoins-journalistes-engagés-vidéastes-producteurs et diffuseurs en temps réel des événements. Au-delà des images des casseurs, les médias perdent leurs repères : qui sont les bons et qui sont les méchants ? À qui profite cette violence?
Le gouvernement décide alors d’investir le champ des réseaux sociaux, celui où il est en faiblesse, et annonce un projet de loi sur le communautarisme qui comprend une révision fondamentale de la doctrine établie depuis la loi sur la liberté de la presse votée le … 29 juillet 1881 (ici) (et là). L’article 24 notamment induit qu’il sera désormais interdit de produire et diffuser – avec pour but de nuire- des images de policiers réalisées dans le cadre de leurs activités professionnelles. Cette définition de la volonté de nuire, préalable ou consécutive à la saisie des images (photos ou vidéos) est équivoque, elle sème le trouble. Le gouvernement est décidé à donner des gages aux syndicats de police et affirme son soutien aux policiers usés par deux années de mobilisation et de violence. Le texte prévoit aussi une demande d’accréditation préalable qui induit de fait que l’autorisation d’être présent sur un lieu d’actualité pourrait être refusée aux journalistes et à tous ceux qui souhaitent documenter et témoigner de ce qui se déroule dans l’espace public en présence des forces de l’ordre.
Le mécanisme est connu dans tous les pays où la liberté de la presse est contestée : sans images l’événement n’existe pas. On ne croit que ce que l’on voit. La photographie se pense sur l’idée que la chose photographiée a existé. Le droit lui accorde un statut de présomption de preuve. À contrario, si l’image n’existe pas, il est aisé de prétendre que la chose elle-même n’a jamais existé. En France, le droit à l’information prévaut, il comprend celui d’informer et celui d’être informé. Pour informer les journalistes doivent pouvoir travailler sans restrictions ni autorisations particulières, ils doivent aussi pouvoir diffuser leurs informations, et ceci par tous les moyens: photographies, vidéos, textes, radio … Par ailleurs il est important aussi de rappeler que la détention d’une carte d’identité des journalistes (la carte de presse) est un outil professionnel mais en aucun cas un passe obligatoire pour être habilité et autorisé à collecter, analyser, vérifier et diffuser des informations. Tous citoyens a le droit d’exercer cette profession sans demander, ni détenir, cette carte.
L’annonce de ce projet de loi provoque un tollé général auprès des journalistes échaudés par le texte sur le secret des affaires qui a été voté quelques mois plus tôt et qui rend désormais impossible la publication d’enquêtes sur la vie (cachée) des entreprises.
Claire Hédon, Défenseure des droits, enchérit sur la plateau de BFMTV:« Ces vidéos nous ont été et nous sont très utiles lorsqu’il y a des dérapages des forces de sécurité. Pour que notre population retrouve confiance en notre police, il faut que lorsqu’il y a un dérapage, on le reconnaisse et qu’il y ait une sanction » (ici).
Les débats se multiplient au sein de l’Assemblée nationale et du Sénat. Le gouvernement se défend de toute volonté de porter atteinte à la liberté de la presse et plaide pour la protection physique et psychologique des policiers dont certains ont effectivement payé de leur vie la diffusion de leur identité sur les réseaux sociaux.
C’est dans ce contexte que nous rencontrons Ulrich Lebeuf, photographe rompu depuis longtemps aux conditions de travail difficiles, voire dangereuses, en France et à l’étranger. Les consignes du service photo de Libération sont claires : regarde, écoute, montre-nous et dis-nous ce que tu vois. Et ce qu’il voit est particulier. Les événements qui se déroulent au pied de chez lui le bouleversent. La violence lors des manifestations en France est nouvelle. Autour de lui il voit un photographe touché par une grenade de désencerclement envoyée par les forces de police; une jeune femme allongée sur le sol, le visage en sang; un homme plus âgé choqué, blessé et pris en charge par les services médicaux… Des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions sociales sont piégés au milieu de ces explosions de violence fixées sur ses photographies, « jusqu’à l’écœurement » dit-il. Au point qu’il lui apparait nécessaire de se les approprier autrement, de leur donner une autre vie et une autre destination que celle, initiale, de leur publication dans Libération. Il décide alors de les agrandir au-delà des limites convenues. Il les passe en noir et blanc, cherche au fond des images ce qu’elles contiennent de détails, jusqu’à ne plus rien distinguer. Cette transformation de son travail se concrétise dans une œuvre d’ensemble réunie sous le titre KAÓS publiée ensuite dans un livre éponyme par Les Éditions de Juillet.
Depuis cet entretien et sa première diffusion par Newsfromphotographers, la loi, dite « de Sécurité Globale », a été votée par le Sénat et par l’Assemblée nationale après avoir été retoquée par le Conseil constitutionnel, puis remaniée, « en pire » d’après certains défenseurs des droits. Pour Amnesty International, cette loi, qui englobe de nombreuses autres mesures comme l’usage des drones par la police ou encore les conditions d’utilisation des caméras de surveillance « fait peser de graves menaces sur nos libertés fondamentales comme le droit à la vie privée, le droit de manifester ou encore la liberté d’informer ».
Serge Challon
Loi du 25 mai 2021 Loi sur Sécurité globale / pacte de sécurité respectueux des libertés.
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Kaos, Éditions de Juillet, 2020