Reportage# 17 / Parkinson, Francesca et moi ©Maria Mosconi

# 17 / Parkinson, Francesca et moi ©Maria Mosconi

Paroles et photographies Maria Mosconi. Réalisation du film court Vartan Ohanian et Serge Challon

La maladie de Parkinson dont Francesca est atteinte n’affecte pas ses capacités intellectuelles. Elle vit la dégradation de ses capacités physiques en toute conscience. Aujourd’hui encore, à chaque visite de sa fille Maria à l’Ehpad où elle est contrainte de vivre désormais, elle lui demande de lui apporter de nouveaux livres dont certains sur sa maladie. Francesca est une intellectuelle qui a conduit sa vie comme elle le souhaitait, en désirant élever seule son enfant, par exemple. Elle a fait dans sa vie l’apprentissage passionné de vingt-cinq langues et en parle couramment dix. La maladie n’altère pas son désir de savoirs.

Cette pathologie revêt des formes différentes avec des évolutions tout aussi particulières. Pour la mère de Maria, le rythme des altérations est rapide, il franchit des paliers, irrémédiablement. Face à cette situation douloureuse, dans une de ces campagnes françaises que l’on qualifie de déserts médicaux, ces deux femmes ont dû apprendre, ensemble, à connaitre la maladie, ses symptômes, ses alertes, ses conséquences sur la vie quotidienne, les choses que l’on ne pourra plus faire dans quelques jours, dans quelques semaines, dans quelques mois. Apprendre à s’adapter aux rendez-vous chez un spécialiste fixés au plus tôt dans six-huit-dix mois, quelle que soit l’urgence et l’évolution de la maladie. Les projets se réduisent : je ne crois pas que j’irai l’année prochaine à la piscine avec toi, dit Francesca à sa fille.

Francesca doit accepter de voir son corps « disparaitre ». 

En 2018, Maria Mosconi est une musicienne professionnelle qui s’engage dans une nouvelle carrière de photographe lorsque sa mère lui apprend le nom de la maladie à l’origine des symptômes dont les causes restaient jusque-là mal identifiées par son médecin généraliste. Elle vit à plusieurs centaines de kilomètres et assume ce rôle d’aidante, celui dont on parle dans les hémicycles sans apporter les réponses à la hauteur des douleurs, des incompétences,  des doutes. Ces doutes qui deviennent des murs infranchissables qu’il faut pourtant surmonter, pour deux.

Maria trouve dans la photographie un soutien inattendu et nécessaire, l’appareil photo devient un tiers, un pas de côté, une écriture, une langue avec laquelle elles peuvent aussi échanger. À travers ses images, elle nous parle de leur relation, unique, celle de deux femmes qui ont vécu seules, liées, et qui désormais arpentent un chemin inconnu, encore et toujours ensemble, encore liées. Il n’est pas difficile de lire, de voir et d’entendre ce témoignage comme porteur de la parole de tous ceux et de toutes celles qui aujourd’hui parcourent ce trajet étrange de l’accompagnement auquel jamais aucun de nous n’est préparé (11 millions de personnes portent assistance à un proche en France).

Il raconte aussi le désert qui les entoure : une administration faible, économe de ses moyens et de ses motivations et des services médicaux, comme celui de l’Ehpad, auxquels il faut réexpliquer, régulièrement, que cette dame a toute sa tête, qu’elle n’a que 75 ans, qu’elle n’est pas démente, juste atteinte d’une maladie neurodégénérative qui touche ses fonctions de mobilité mais pas ses capacités intellectuelles. Il nous renvoie aussi, par exemple, aux questions des parents d’enfants pas tout à fait comme les autres qui restent aussi seuls que Maria devant les murs qu’il serait si simple de ne pas construire pour ne pas avoir à les détruire.

Ce témoignage nous entraine aussi avec pudeur vers un sujet que Francesca et Maria commencent à aborder et avec lequel l’institution administrative et politique semble avoir tant de problème : celui de la fin de vie programmée, celui de la fin de vie décidée. L’État parait incapable de se dessaisir de sa tutelle sur cette liberté si particulière et si absolue des citoyens de disposer de leur propre vie. Les comités d’éthique se réunissent pendant que les élus des chambres se font l’écho d’épaisses et anciennes litanies aux connotations morales ou religieuses. Les projets de loi se succèdent, l’un d’entre eux est à l’ordre du jour des prochaines séances parlementaires. Les citoyens s’émancipent plus vite que leurs représentants. En Belgique, le droit à la fin de vie programmée existe, en Suisse aussi. Il fut un temps, heureusement lointain, où l’avortement, nécessitait aussi un déplacement à l’étranger.

Maria ne se voit pas « emmener sa mère en Suisse pour un dernier voyage » et la question reste encore « nébuleuse, très nébuleuse ».

Serge Challon, directeur éditorial

Entretien avec Maria Mosconi

Comment Francesca a-t-elle appris sa maladie ?

Un neurologue lui a demandé de s’asseoir et lui a dit : « voilà, vous avez la maladie de Parkinson, est-ce que vous avez une question ? ». Ma mère qui avait 70 ans à l’époque, c’était fin 2018, a répondu non sèchement puis elle est partie.

Elle vous en a parlé tout de suite ?

On a une histoire très particulière toutes les deux, c’est une femme seule qui a décidé dans les années 70 d’avoir un enfant en tant que femme célibataire. C’était un sacré choix à l’époque. Elle a aussi décidé de me donner toutes les clés possibles pour pouvoir m’engager dans une vie d’artiste musicienne en vivant dans une petite ville de 10 000 habitants. C’était perçu de manière très curieuse. On faisait un peu partie des « étrangers » toutes les deux. C’est une femme qui a un potentiel intellectuel très élevé mais qui aurait presque un syndrome d’Asperger. Elle a toujours vécu dans une forme de grande solitude et donc quand elle m’a appelée, évidemment, au sortir du rendez-vous avec ce neurologue, elle me l’a dit de manière assez cash. J’étais en train de conduire dans la nuit noire, j’allais vers ma petite maison que je retape dans la campagne et je me souviens… oui ça m’a marqué. J’étais vraiment très choquée parce que j’avais déjà conscience que c’était quelque chose de terrible, sans connaître vraiment la maladie. 

Est-ce que vous avez pu mettre en œuvre un parcours de soin adapté rapidement ?

Elle est allée voir son médecin traitant et on a commencé à mettre en oeuvre quelques-unes des questions pour savoir ce qu’il fallait faire et ce qu’il fallait en penser. Elle est tombée malade dans une région assez pauvre de la Haute-Saône en Bourgogne-Franche-Comté. C’est un désert médical, c’est compliqué d’avoir un rendez-vous avec un neurologue : c’est six, huit, dix mois d’attente. On a réussi à avoir, avec 10 mois d’attente, un rendez-vous avec un des plus grands neurologues qui fait un travail de fond sur la maladie de Parkinson à l’Hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris. Ensuite le Covid est arrivé donc évidemment elle n’a pas eu le soutien psychologique qu’il fallait puisqu’elle n’a pas pu voir le psychologue. On m’a dit: est-ce qu’il y a un vrai un vrai besoin parce qu’il y a d’autres gens sur la liste ? J’ai dit oui ! mettez-nous sur la liste, mais j’attends toujours. Pour le kiné, même problématique : une liste longue comme le bras alors qu’il est absolument obligatoire pour les malades atteints de la maladie de Parkinson de mobiliser leurs corps. En général, les médecins généralistes ne connaissent pas particulièrement bien la maladie de Parkinson, ils délèguent la problématique au neurologue et ne veulent pas prendre de décision. C’est donc ma mère qui gère l’équilibrage du traitement que le neurologue lui a proposé. Il n’existe qu’un seul médicament qui fonctionne mais pas sur le long terme et il y a un dosage très particulier. C’est en gros de la dopamine qu’on injecte mais au bout de trois heures cette molécule disparaît donc il faut en reprendre aussitôt sinon les mouvements s’arrêtent assez rapidement. Il y a parfois eu des surdosages, notamment à l’Ehpad, elle n’est pas allée jusqu’au risque de mort mais vers un empoisonnement progressif. Sur une des photos, elle est en train d’écrire ses doses avec les horaires, tout le temps où elle a été chez elle, elle gérait ça tout seule.

Francesca subit-elle aussi une dégradation de ses capacités intellectuelles ?

Pour l’instant il n’y a pas d’altération de la mémoire, ni de la parole, non il n’y a rien. Tout va bien. Elle lit du russe, elle continue de lire en japonais et se remet au polonais, elle continue aussi à lire en allemand ou en anglais, du Dickens par exemple. À chaque fois, elle lit les grands auteurs. Elle regarde aussi les actualités mais de manière extrêmement lointaine parce qu’elle ne se sent plus tout à fait dans ce monde. Francesca est une intellectuelle qui a appris 25 langues différentes et qui en parle une bonne dizaine facilement. Elle est agrégée de littérature, elle a une maîtrise d’italien et une autre d’allemand, elle a eu deux bacs : un scientifique et un littéraire.  Elle a acheté tous les livres possible sur la maladie et notamment les livres de recherche qui sont quasi illisibles par les gens lambda, elle m’a fait encore fait acheter hier des livres sur les évolutions de la maladie, des bouquins de 450 pages sur des méthodologies, donc oui, elle s’est renseignée.  Elle sait très bien où elle va et ce qui va se passer pour elle. Comme intellectuellement ça marche très bien, elle sait qu’elle est très malade et donc ça tourne en boucle dans sa tête tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes je pense, et ça ne s’arrête jamais.

Il faut savoir que le terme de maladie de Parkinson recouvre au moins une vingtaine de formes différentes, avec des cas plus ou moins sévères et elle, malheureusement, se trouve dans les 20 % des cas les plus sévères, qui ne provoquent pas la tremblote comme on imagine, mais une dégénérescence très rapide des neurones. La dopamine ne se fixe plus donc ses mouvements se restreignent, à tel point qu’en ce moment elle ne peut plus du tout bouger. Il y a des chutes très rapide, l’évolution va 4 fois plus vite.  C’est un processus qui ne va qu’en s’accélérant, certains parkinsoniens vont avoir des paliers qui durent trois, quatre, cinq ans, ma mère, c’est tous les deux trois mois. Entre les derniers jours avant de partir à l’Ehpad, c’est à dire au mois d’avril de cette année, et maintenant, elle semble avoir pris dix ans de plus, c’est une femme qui n’a que 75 ans et je vois un tout petit personnage, tout rabougri et qui est en souffrance.

Quand avez-vous éprouvé le besoin de la photographier ?

J’ai commencé à la photographier en 2018 et ce n’est seulement qu’en 2022 que j’ai commencé à percevoir que je pouvais raconter quelque chose de plus large. J’ai regardé ce que j’avais fait, ce qui pouvait manquer dans mon travail et j’ai essayé de pallier ou en tout cas de combler certaines choses. J’avais besoin de rendre compte de manière forte donc avec des images qui parlaient d’elles-mêmes de la problématique et de la solitude que ma mère vivait dans cette maladie. Ensuite, j’ai estimé que j’avais assez de matière et, avant qu’elle parte en Ehpad, j’ai commencé à me lâcher, ce qui n’était pas simple parce que j’étais toujours avec elle en tant qu’aidante quand j’allais la voir, avec un énorme travail administratif, médical et de soins dans tous les sens, c’était très épuisant. À chaque fois, je ressortais totalement essorée des quatre à cinq jours que je passais tous les mois et demi avec elle.

Qu’est ce qui a provoqué son placement dans un Ehpad ?

Ce qui a déclenché le passage à l’Ehpad c’est une prise de conscience de notre part à toutes les deux que les aides à la maison n’étaient plus suffisantes. J’avais mis en place énormément d’aides. J’ai commencé par l’aide à domicile et le ménage une fois par semaine puis deux fois, trois fois, quatre fois, puis une aide supplémentaire pour le matin pour le lever et puis des infirmières qui passaient tous les jours pour vérifier qu’elle avait bien pris ses médicaments et puis encore une aide le soir pour le coucher, plus un portage de repas tous les jours. C’était un va-et-vient permanent de personnes, avec une boîte à clé en bas et les instructions pour chacune et chacun. Je gérais ça à 400 km de distance donc c’était très dur pour moi et c’est devenu très compliqué pour elle aussi, elle ne pouvait plus sortir à cause des escaliers et des portes et il y avait aussi les chats. Je gérais tout de loin et de près aussi et j’étais épuisée. Donc on a discuté toutes les deux, on s’était juré que je ne la mettrai jamais en Ehpad évidemment et qu’on irait au plus loin du loin chez elle, dans la maison qu’elle a construite toute seule et qui était très importante parce que c’est son repaire, avec énormément de choses à l’intérieur, des milliers de livres, des peintures et des dessins qu’elle fait depuis l’âge de 15 ans et tous ses instruments de musique qu’elle a dû arrêter un par un. Ça s’est fait naturellement en fait, il y a eu vraiment une bascule lorsqu’une des aides-soignantes, femme de ménage aide-soignante, elle était un entre-deux et même beaucoup plus, m’a dit : ta mère, là ce n’est plus possible, il faut qu’elle soit aidée 24h sur 24. Donc c’était une décision à deux et en même temps je voyais que ma mère ne pouvait plus, même psychologiquement, prendre de décision. Elle a accepté. C’était un soulagement quelque part. Je suis parti un week-end avec un camion de location, toute seule comme une grande, j’ai fait mes 300 bornes, lorsque je suis arrivée j’ai pleuré un énorme coup avant de rentrer dans la maison. Elle ne descendait déjà plus depuis plusieurs mois à ma rencontre, ce n’était plus possible. J’ai fait ça le week-end de Pâques, il faisait très beau, j’étais heureusement accompagné de Nadine, l’aide-soignante qui a décidé de rester tout le week-end avec nous, qui a préparé les affaires de ma mère, qui a dormi à la maison, on a d’ailleurs picolé un champagne éventé toutes les trois sur le lit de ma mère. Heureusement qu’elle était là parce que c’était énorme et puis j’ai un ami aussi qui a réussi à venir de Paris. J’ai fermé la porte de la maison de ma mère. Voilà c’était un chemin très long, au moins quatre heures de route, donc très fatigant pour elle et puis à l’arrivée un énorme stress, pour elle et pour moi. C’était vraiment très éprouvant, je me souviendrai de ces 45 ans, c’était le jour de mon anniversaire et je me suis dit que je me projetais aussi dans cette idée de la mort pour moi, en fait c’est assez abyssal, c’est très angoissant, ça fait partie du chemin de la vie mais ce n’est pas cool.

Et comment Francesca vit-elle à l’Ehpad maintenant ?

Un Ehpad c’est super pour plein de choses mais ce n’est pas bien aussi pour plein de choses. Francesca est extrêmement soutenue, elle voit du monde tout le temps, on s’occupe d’elle pour le côté matériel, pour manger, se lever, s’habiller, se coucher, après pour les échanges, c’est difficile. Elle a environ 20 ans de différence avec les autres résidents donc psychologiquement ce n’est pas simple. En plus tout est très lent à l’Ehpad donc je me bats, je continue mon combat tous les jours, d’ailleurs tout à l’heure je vais appeler encore la cadre de santé qui est toujours en télétravail et qui ne s’est toujours pas bougée alors que ma mère n’a pas eu de kiné depuis avril. Je l’emmène chez l’ostéopathe, ce n’est pas remboursé, et demain je dois m’occuper du fauteuil roulant parce que les fauteuils roulants de l’Ehpad sont très vieux et elle y est assise maintenant toute la journée. Je dois lui trouver un fauteuil électrique mais pour ça il faut passer par le médecin traitant et il y a une énorme paperasserie administrative, c’est désespérant pour des gens qui n’ont pourtant plus beaucoup de temps de vie devant eux.

Est-ce que vous abordez ensemble cette question de la fin de vie ?

Francesca me dit très clairement : « ça, de toute façon, ça va bientôt s’arrêter ». Maintenant on parle de saisons, elle me dit: « je ne suis pas sûre que l’été prochain je t’accompagne à la piscine ». Je pense que c’est le cœur, le corps, et l’esprit aussi, qui vont flancher à un moment donné mais elle un bon coeur et même si elle veut mourir, je ne suis pas sûre qu’elle me dise un jour : je vais me laisser mourir. Elle est solide, comme moi, c’est une énergie vitale, donc aller en Suisse et donner dix mille euros pour mourir là-bas, elle m’a dit très clairement : « c’est niet, je ne donnerai pas d’argent pour aller mourir ». En France, il n’y aura pas beaucoup de choix, c’est pour ça que la question de savoir ce qu’on envisage est très nébuleuse, très très nébuleuse.

Propos recueillis par Serge Challon

 

 

Maria Mosconi est déjà une musicienne aguerrie lorsqu’elle découvre la photographie en 2016. Elle sent très vite que l’appareil sera son nouvel instrument et compose ses séries photographiques telle une partition, lecture personnelle et accessible, en résonance avec son univers musical.

Baccalauréat littéraire, études d’alto au Conservatoire de Paris puis au Conservatoire National

Supérieur de Musique à Lyon, Maria fut toujours baignée dans l’art et sa sensibilité à la musique et à la littérature se ressent dans sa production photographique.

Elle intègre en 2018 le Studio Hans Lucas, son travail photographique est publié dans la presse française et internationale. Elle se forme au portrait et à la photographie de personnage à l’École des Gobelins en 2019.

Photographe officielle de plusieurs concours internationaux de musique classique tels Long-Thibaud-Crespin et La Maestra, elle collabore régulièrement avec l’Opéra de Versailles, l’Opéra Garnier, la Seine Musicale, la Philharmonie de Paris, l’Auditorium de Radio France ainsi qu’Arte Concert. Elle crée visuels et livrets d’albums pour de nombreux labels : Warner Classic, Aparté, Nomad Music, ACT, Klarthe, et pose son regard auprès d’artistes internationaux et ensembles musicaux avec la sensibilité accrue de celle qui en a l’expérience de l’intérieur.

Depuis quelques années, elle réalise un travail documentaire au long cours dans l’intimité d’une femme, sa mère, atteinte de la maladie de Parkinson, en 2022, il est présélectionné au World Press Photo dans la catégorie long-term projects et est sélectionné pour le Prix Mentor 2022 avec le vote du jury.

Subscribe to our Newsletter

Sed ut perspiciatis unde omnis das ist wirklich iste natus.