Reportage# 14 / The sea is in our blood ©Benjamin Hoffman

# 14 / The sea is in our blood ©Benjamin Hoffman

Avec Benjamin Hoffman, nous quittons temporairement l’actualité et ses soubresauts, spectaculaires et tragiques, pour découvrir le quotidien d’autres hommes et d’autres femmes, sous d’autres latitudes, plongés dans d’autres sortes de drames, plus lancinants, moins médiatiques.

Le quotidien des pêcheurs de Kalk Bay qui subissent les conséquences du dérèglement de la température des océans en souffrant à la fois de la disparition des poissons endémiques et des conséquences des mesures de protection des milieux marins qui les poussent à chercher leurs ressources toujours plus loin en haute mer. Ils se confrontent aux contradictions du gouvernement sud-africain qui, d’un côté, interdit la pêche de certaines espèces protégées dans la baie et d’un autre donne des concessions à des chalutiers industriels étrangers qui ravagent l’ensemble des fonds sous-marins et épuisent encore un peu plus les ressources.

Comme les derniers nomades de la mer à Bornéo (revoir ici) contraints à la sédentarisation et photographiés par Pierre de Vallombreuse, les pêcheurs de la baie de False Bay voient leur moyen de subsistance ancestral (ils étaient déjà pêcheurs de baleines) disparaitre, et avec lui, leurs traditions, leur savoir-faire, leur avenir, leur communauté.

Paroles et Photographies ©Benjamin Hoffman, entretien Serge Challon, réalisation et montage Vartan Ohanian et Serge Challon

Nous sommes à Kalk Bay, dans la baie de False Bay, à une trentaine de kilomètres du Cap, Afrique du Sud.

Entretien avec Benjamin Hoffman.

J’apercevais les bateaux stationnés dans le port de Kalk Bay où j’allais tous les matins mais je ne les voyais jamais ni partir ni rentrer. J’ai rencontré une personne qui était boulangère, elle connaissait un ancien pêcheur qui m’en a présenté un autre et, petit à petit, j’ai sympathisé avec certains pêcheurs jusqu’au jour, en fin d’après-midi, où j’ai eu au téléphone un monsieur qui était skipper (propriétaire et pilote des bateaux, ndlr) qui me dit : « tu veux monter sur un bateau pour aller pêcher avec nous ? Rendez-vous demain matin à 3h30 ! ». Il m’a donné un lieu de rendez-vous que je ne connaissais pas et je me suis pointé le lendemain à l’heure dite. Là, une vingtaine de pêcheurs qui attendaient de monter sur les bateaux m’ont vu débarquer et se sont foutus de ma gueule, surpris de me voir arriver, en me disant : « tu n’as vraiment pas une tête de marin ! c’est sûr que tu vas vomir tes tripes pendant la traversée ! ». Je leur ai répondu que j’étais un vieil habitué des bateaux de pêche sans leur préciser que, juste avant, j’étais passé à la pharmacie pour acheter des cachets contre le mal de mer. C’est comme ça qu’est née ma relation avec cette communauté.

Certains sont des descendants d’esclaves malais qui sont venus ici à l’époque de la colonisation britannique et hollandaise, ce sont eux qui ont notamment construit beaucoup d’infrastructures du Cap.  Il y a aussi les descendants d’une flotte de marins philippins qui ont échoué là au XVIIIe siècle et qui ont trouvé les eaux très poissonneuses et les populations locales très accueillantes. Ces marins n’avaient aucune envie de rentrer aux philippines qui étaient à l’époque une colonie espagnole où ils étaient mal traités et mal considérés et ils ont décidé à l’unanimité de rester. Ce sont donc les descendants de ces communautés de marins philippins et d’esclaves malais et également, de populations autochtones de la région de la province du Cap, qui se sont mélangés et qui forment cette communauté très fermée des pêcheurs de la baie.

Pourquoi cette communauté est-elle très fermée ?

C’est une communauté qui est très fermée parce qu’ils ont développé des techniques de pêche qui leur sont propres et ils disposent d’une maîtrise de l’environnement marin depuis plusieurs siècles. C’étaient anciennement des pêcheurs de baleines, une pêche interdite aujourd’hui en Afrique du Sud. Ils étaient capables, à la chaloupe, d’harponner des baleines et de les suivre pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elles agonisent au milieu de l’océan.

C’est également parce que l’Afrique du Sud a été pendant une grande partie du XXème siècle un État d’apartheid. On distinguait  les gens selon leur appartenance raciale. On a considéré comme « Coloured » toutes les communautés qui n’étaient ni noires ni blanches, et ça impliquait évidemment les gens qui étaient nés d’unions mixtes et tous les descendants d’esclaves ou de travailleurs du sous-continent indien, de Malaisie et d’Indonésie. Ces pêcheurs font donc partie de cette communauté coloured.

Est-ce la seule communauté qui pratique la pêche en haute mer ?

Il y a eu des tentatives de certaines communautés noires du Cap parce que c’était une source de revenus mais ce sont des gens qui n’ont pas du tout l’habitude de la mer, qui n’ont pas une tradition de pêche et qui ont aussi des croyances qui les rendent très effrayés de certaines pratiques en haute mer. Ils se sont retournés vers la pêche à pied, mais ils restent eux aussi très surveillés car l’essentiel de la baie, en tout cas près du littoral, est aujourd’hui une zone protégée. L’Afrique du Sud est un pays qui est à la pointe pour la protection de certaines espèces, notamment de coquillages rares, de phoques, de dauphins et de requins évidemment, il y a énormément de grands requins blancs dans la baie.

Comment se déroule une campagne de pêche ?

Les campagnes de pêche durent entre 6 et 10 heures. On part très tôt le matin avant le lever du soleil et on revient dans l’après-midi, ça dépend de la qualité de la pêche et des lieux qui ont été choisis par le skipper et l’équipage. Ce sont des bateaux dans lesquels les pêcheurs sont bloqués dans des casiers. On ne peut pas se déplacer librement. Il y a une douzaine de casiers par bateau et chaque pêcheur reste à son emplacement, il dépose chacune de ses prises à ses pieds et donc il arrive lors des bonnes journées de pêche qu’il ait du poisson jusqu’aux genoux. Ça simplifie aussi le comptage des poissons pêchés par chacun.

Le skipper récupère la moitié des gains et l’autre moitié est répartie entre chacun des pêcheurs et plus on a péché de poissons mieux on est payé. Pour l’anecdote, j’ai fait assez peu d’images de pêche puisque j’avais des angles très limités, j’essayais de me déplacer c’est à dire de grimper de casier en casier mais c’était risqué parce que je craignais de tomber à l’eau et en plus je gênais les pêcheurs. Ils avaient besoin d’une certaine amplitude pour pêcher et quand j’ai compris que je ne pouvais pas beaucoup me déplacer, je leur ai proposé de pêcher moi aussi. Ils m’ont appris la technique traditionnelle pour sortir le poisson endémique qui s’appelle le snoek. J’ai réussi à en sortir quelques-uns et à l’issue de cette première campagne de pêche on revient sur le littoral, ils vendent le poisson aux acheteurs et là le skipper m’appelle pour me donner ma part. Je refuse et il s’énerve, tous les pêcheurs arrivent en disant: il y a une règle à bord, si tu sors des poissons, tu dois être payé ! Je n’ai pas pu refuser cet argent et je les ai invités à aller boire des verres !  

Le snoek est un poisson dangereux, quelle est la technique pour le pêcher ?

Il a des dents comme des lames de rasoir, son arête dorsale peut aussi blesser et tous les pêcheurs du coin ont des cicatrices sur les avant-bras, parfois sur le visage ou sur les doigts parce qu’ils ont eu des accidents avec ce poisson. On est obligé de le tuer immédiatement après sa sortie de l’eau parce que si on le jette au sol et qu’on le laisse suffoquer, sa chair se gâte et il devient non comestible. Il y a toute une manipulation très technique : il faut réussir à le bloquer sous l’aisselle, mettre un doigt dans chaque œil et lui briser la nuque. C’est le seul moyen de s’épargner des blessures souvent dangereuses et de conserver la chair avant qu’elle se gâte.

Cette mer est-elle particulièrement dangereuse ?

Hélas oui ! On est dans le sud de l’Océan Atlantique à la confluence de la section atlantique et de l’Océan Indien donc il y a des courants extrêmement importants, il y a des lames de fond. Il y a eu beaucoup de naufrages et même encore très récemment. La plupart de ces gens ne savent pas nager, ils ont grandi au bord de l’eau mais ils n’ont jamais vu la mer comme un lieu de loisirs, même s’ils y sont tous allés gamins, pour y tremper les pieds, donc s’il y a naufrage, généralement, c’est une catastrophe. Il est vrai que maintenant il arrive souvent que plusieurs bateaux soient sur les mêmes zones de pêche, ils sont équipés de radios et de moyens de communication, le risque de disparaître en mer diminue mais ça arrive encore assez fréquemment.

Cette pratique de pêche est-elle en train de disparaitre ?

Oui, c’est une pêche qui est progressivement en train de disparaître pour plusieurs raisons comme la dégradation des fonds marins, le réchauffement des océans et la surpêche. Les poissons que ces pêcheurs-là traquent ont tendance à disparaître ou à partir plus au large dans d’autres zones.

L’administration soutient-elle ces pêcheurs en contrepartie des restrictions liées à la protection des espèces ?

Les eaux dans lesquelles les pêcheurs doivent aller aujourd’hui sont souvent exploitées par d’immenses chalutiers qui d’ailleurs ne sont même pas sud-africains pour la plupart. Le gouvernement a donné des concessions à des pays étrangers. Je crois qu’il y a des bateaux espagnols et chinois qui pêchent dans les eaux sud-africaines et ces petits bateaux, sur lesquels je montais, ont de plus en plus de mal à rivaliser. En plus, beaucoup de bateaux n’ont plus de permis pour aller pêcher en mer ou alors seulement pendant quelques mois, ce qui fait qu’il y a des équipages qui restent à quai et, après plusieurs mois de disette, les gens sont contraints de se tourner vers autre chose.

Est-ce que la nouvelle génération de cette communauté trouve sa place dans ces pratiques traditionnelles ?

La mer fait peur et c’est vrai qu’il y a très peu de jeunes à bord des bateaux. Les pêcheurs avec lesquels j’ai passé beaucoup de temps étaient des gens soit âgés, soit très âgés. Mon meilleur ami, qui s’appelle Uncle Williams, « Willy », a aujourd’hui plus de 80 ans et monte toujours à bord des bateaux. Il fait ça depuis qu’il a 13/14 ans. Ça donne une idée de la typologie de pêcheurs qui restent. Les jeunes aujourd’hui évidemment aspirent à faire des études et avoir une autre vie que celle de pêcheurs, qui est une vie dangereuse, rude et dans laquelle, en fait, on gagne de moins en moins de moyens de subsistance. Ils vivent tous dans de grandes difficultés économiques. Les relations familiales peuvent être très compliquées et violentes. Beaucoup de pêcheurs ont fait au moins un passage en prison. Ce sont des gens qui s’accrochent à leur histoire et à leur identité mais c’est une identité qui est de plus en plus troublée et difficile de vivre sereinement. Il faut savoir que certaines drogues, très dures et très nocives, ravagent aussi la communauté. Beaucoup de pêcheurs consomment des drogues très dures juste avant de monter à bord des bateaux pour tenir.

Quelle est la place de la religion dans cette communauté ?

Cette population est comme beaucoup de populations du Cap partagée entre l’islam et le christianisme. La moitié des pêcheurs du Cap sont des musulmans, ceux qui, initialement viennent de Malaisie, et les 50% restants sont chrétiens.

Ils vivent en très bonne intelligence, ce sont des religions qui cohabitent très bien là-bas. J’ai assisté à deux décès de deux personnes de la communauté : un vieux pêcheur anglican et une dame musulmane. Tous les chrétiens sont venus à l’enterrement religieux musulman et inversement les musulmans sont tous venus à l’église lors de l’enterrement chrétien. C’est une vraie cohabitation. Il n’y a pas de prosélytisme, ni d’un côté ni de l’autre, et ce sont des gens qui vivent leur foi de façon très saine et sereine. `

Pour la cérémonie œcuménique de bénédiction de la flotte de Kalk Bay il y a donc un pasteur, un prêtre, un imam et même un rabbin qui vient parce qu’il y a une synagogue dans le village voisin. Chacun vient dire une prière qui porte à la fois une dimension religieuse et aussi, depuis quelques années, une dimension écologique. Il y a toujours un petit mot désormais pour la préservation des fonds marins et pour une projection plus saine et sereine des années à venir dans le rapport entre l’homme et la nature.  

Toutes les familles de cette communauté vivent-elles dans un même quartier ?

Tous les baraquements qu’on voit au fond sur cette image ont été construits juste après la seconde guerre mondiale pour loger les pêcheurs. On a fait ça parce que la ville du Cap avait besoin d’être alimentée en poissons et que donc il fallait accorder aux pêcheurs un lieu pour accéder à la mer. Ce n’était évidemment pas un cadeau. Il y avait une idéologie logistique derrière tout ça, ce qui a fait de cette petite ville de Kalk Bay un endroit unique au Cap lors de l’apartheid. Une loi voulait que les communautés soient regroupées selon leur appartenance raciale or cette partie de la baie était une partie exclusivement blanche et il a donc été question de déplacer tous ces pêcheurs, issus de communautés coloured, dans des townships un peu plus lointains pour être avec leurs « semblables ». Mais ce déplacement loin de la mer aurait mis en péril l’approvisionnement de la ville du Cap en poisson.

On les a donc laissés habiter ici avec les Blancs. C’est une situation unique dans l’histoire de l’Afrique du Sud.

Cette petite ville de Kalk Bay devient aujourd’hui un lieu de villégiature très prisé des sud-africains riches et des touristes étrangers et elle subit une très forte gentrification. Il y a de très belles maisons, construites par des gens très fortunés. Les pêcheurs sont tentés de vendre les lieux dans lesquels ils habitent parce que c’est de l’argent facile et rapide. Parfois ils sont tout simplement expropriés. Une loi locale veut que si plus aucun homme pécheur ne vit dans un appartement des immeubles qui leur sont dédiés, la famille doit quitter les lieux. Ils vont donc tous devoir partir un jour où l’autre de ce quartier et s’éloigner de la mer.

Est-ce que le racisme est toujours présent en Afrique du Sud ?

Oui le racisme vit de très beaux jours en Afrique du Sud. Évidemment l’apartheid politique est terminé depuis le milieu des années 90, aujourd’hui on parle de générations qu’on appelle les born-free, ceux qui sont nés après l’apartheid. Mais il y a toujours une ségrégation terrible, qu’elle soit géographique ou économique. Les communautés ont du mal à vivre ensemble même si dans certains endroits du pays on voit de plus en plus de mixité, dans d’autres, notamment dans la région de qu’on appelle du Western Cap donc du Cap occidental où se trouve Cape Town et où se trouve la baie, les communautés vivent de façons très séparées. Dans les propos des gens, il y a beaucoup de racisme. Les pêcheurs à bord des bateaux sont à 90 % issus de la communauté coloured, certains sont blancs mais ils sont très rares et il y a encore moins de gens noirs. Il y a beaucoup de ressentiments qui datent de l’époque de l’apartheid. La communauté coloured a moins souffert de l’apartheid que les noirs dans la classification établie par des Blancs. Lorsque l’ANC (African National Congress) de Mandela a lutté contre l’apartheid, la plupart des communautés coloured se sont ralliées à eux et lorsque les Noirs ont pris le pouvoir, ils ont un peu délaissé ces communautés qui se sont senties trahies. La relation n’est pas apaisée entre les différentes communautés depuis la fin de l’apartheid et certaines blessures ont bien du mal à cicatriser.

  

 

 

 

 

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