Reportage# 11.2 / Embuscade, Colline de Rhoo. RDC © Alexis Huguet

# 11.2 / Embuscade, Colline de Rhoo. RDC © Alexis Huguet

Paroles et Photographies ©Alexis Huguet, entretien Serge Challon, réalisation et montage Vartan Ohanian et Serge Challon

 

Entretien avec Alexis Huguet, photographe et journaliste correspondant de l’AFP en République démocratique du Congo.

Est-ce que tu te sens souvent en danger dans ton travail de photojournaliste ici dans cette région de l’Ituri aux confins de la République démocratique du Congo?

Oui je me sens danger relativement souvent parce qu’il n’y a pas de backup de sécurité, il n’y a souvent pas de porte de sortie si les événements tournent mal.

Je vois certains reportages comme un saut un saut dans le vide, je pars d’un endroit connu où je suis en sécurité et ensuite je tire sur un élastique le plus loin possible. Plus je m’éloigne loin de cette zone de sécurité plus le retour va être compliqué. Il y aura les checkpoints des groupes armés et ceux de l’armée. On risque les accidents de la route, ça parait banal, mais on risque aussi le kidnapping, on peut se faire tirer dessus, et plus on est loin de la zone de sécurité et plus la perception du risque est grande. Je me sens fragile lorsque je n’ai plus la possibilité de retourner rapidement, personne ne viendra me chercher à cet endroit-là si jamais il y a un gros pépin. Il n’y a pas de services de secours et pas de possibilité d’évacuation, même l’ambassade de France aura énormément de mal à me récupérer à ces endroits-là donc oui je me sens en danger.

L’expérience rend-elle vraiment les choses plus faciles ?

Je vois que contrairement à 2017, lorsque j’ai vraiment commencé à travailler sur des situations de conflits en République Centrafricaine, j’ai aujourd’hui une meilleure expérience. Je mets des garde-fous y compris contre moi-même pour ne pas m’engager dans quelque chose si j’anticipe une difficulté à faire demi-tour. Je me mets des limites, je me fais un plan : tu vas du point A au point B, à ce moment-là je vérifie si j’ai telles et telles garanties de sécurité, je continues jusqu’au point C et si les garanties de sécurité ne sont pas atteintes, je fais demi-tour, je rentre. Le danger c’est de se dire : je suis déjà venu jusqu’ici donc je ne vais pas faire demi-tour ! C’est pour ça qu’aujourd’hui je travaille exclusivement seul, sans collègues, sans confrères, sans fixeur. Le danger c’est la dynamique psychologique du groupe et je dirais encore plus quand on est entre mecs, ne pas vouloir dire non, ne pas vouloir dire qu’on a peur, donc on va s’entraîner tous ensemble pour aller plus loin, sans réellement se demander si c’est une bonne idée ou pas.

Je pense avoir fait d’énormes conneries dans les années précédentes, y compris en travaillant avec d’autres personnes. Il y a parfois une délégation des responsabilités : qui a réservé la voiture ? Qui a fait l’analyse sécu de la route ? Qui sait où on va dormir ? Qui sait s’il y a du réseau téléphonique là où on va ? À la fin plus personne ne sait vraiment !

Quand je suis tout seul, je dois faire l’analyse de tous ces paramètres donc si ça merde je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Il n’y a pas ce phénomène d’entraînement, cet engrenage du groupe. Là, je suis tout seul ou avec un chauffeur, avec l’armée ou un groupe armé ou avec des ONG, en tout cas en tant que journaliste je suis seul à décider de ce que je dois faire : pourquoi je vais là-bas ? Est-ce que j’y vais ? Est-ce que je reviens en arrière ou pas ? Avec les années on s’améliore, j’affine mon analyse de la sécurité et j’ai appris à faire le ratio entre l’importance de l’information et le risque, ce que je ne faisais pas au début. Il fallait y aller ! Aujourd’hui j’arrive mieux à me poser la question : est-ce que le jeu en vaut la chandelle ?  Aujourd’hui, c’est cela, je rentre à Kinshasa parce que je considère que l’histoire qui est en train de se passer encore juste à côté de celle que j’ai racontée ne vaut pas le niveau de risque. Je préfère rentrer et dans deux semaines réévaluer la situation : est-ce que ça vaut le coup de revenir? Oui ? mais pour aller où ? et pour raconter quelle histoire à la fin ?

Tu as suivi le débat lancé par les photographes de guerre très expérimentés au sujet des jeunes photographes qui se sont rendus en nombre en Ukraine ?

D’un côté je trouve ça assez comique de voir des photographes, cameramen, journalistes expérimentés, faire ces reproches-là alors que la plupart ont commencé de cette manière. Ça vaut pour un Patrick Chauvel et ça vaut aussi pour moi. Dire: ils n’ont pas d’assurance, ils n’ont pas d’expérience ! Oui, bien sûr, mais on l’a tous fait et c’est pour ça qu’on en est là aujourd’hui. Le tri se fera de toute façon sur la distance. Qui va rester dans ce boulot pendant des années ? Certains vont juste faire un coup. Ils ont passé trois semaines en Ukraine puis sont rentrés chez eux et maintenant ils font autre chose. D’autres seront peut-être de grands journalistes, de grands photographes.

Il faut leur donner des conseils plutôt que de s’adresser à eux de manière culpabilisante, en disant mais vous faites n’importe quoi ! Oui peut-être vous faites n’importe quoi mais justement, nous qui avons un peu plus d’expérience, on va essayer de vous dire que les compétences pour pouvoir travailler dans ce genre de situation c’est quelque chose qui s’acquiert avec le temps, il n’y a pas d’école pour ce travail en zone de guerre, encore moins en zone avec des bombardements intensifs. Et leur dire : allez-y tranquillement, allez-y doucement, petit à petit. C’est quelque chose que j’essaie de m’appliquer encore aujourd’hui dans des zones que je ne connais pas, que je maîtrise pas. Tu fais des petits pas, tu avances un petit peu, tu regardes la situation, tu vois si tu peux aller plus loin, puis tu vas encore un peu plus loin et peut-être tu reviens en arrière. Je pense que les jeunes journalistes qui vont en Ukraine devraient travailler de cette manière-là et après oui, bien entendu, si possible avec du matériel de sécurité, si possible avec des assurances, si possible avec des garanties de commandes pour pas risquer sa vie pour que dalle à la fin !

Quelque chose d’autre t’a dérangé ? 

Oui, voir par exemple autant de journalistes et photographes se mettre en scène à longueur de journée sur Instagram. C’est la première fois que je vois un conflit autant raconté par les réseaux sociaux, y compris par mes collègues dans une espèce d’« ego-trip Instagram». De nombreux photographes, journalistes, qui travaillaient en Ukraine dans les premières semaines du conflit avaient l’air de passer un quart de leur temps à alimenter leur stories et à faire vivre une communauté en racontant ce qu’ils font, y compris en se filmant eux-mêmes dans des situations de combat. Certains médias le demandent, comme Vice news ou d’autres. Ils veulent incarner l’information à travers la personnalité du reporter qui est sur place.  En vrai je trouve ça assez malsain, on n’est pas là pour raconter notre vie, on est là pour raconter la vie des autres. Et tout ce temps qu’on peut passer à faire des stories sur Instagram, à se photographier et à se filmer nous-mêmes, on peut le consacrer à trier nos notes et à éditer nos photos.

 

L’embuscade.

Un des moments qui m’a un peu bouleversé c’est lorsque, avec la Croix Rouge locale, nous décidons d’aller enterrer des corps qui sont depuis environ trois semaines dans un village à une dizaine de kilomètres du camp de réfugiés de Rhoo. Il y avait eu une attaque des miliciens de la Codeco dans ce village. (voir Cauchemar dans les collines ). Des civils avaient été tués. La Croix Rouge avec ses volontaires avait tenté de s’y rendre une première fois mais ils s’étaient fait tirer dessus et avaient donc dû annuler leur sortie.

Les casques bleus nous accordent une escorte. On prend donc la route avec deux blindés et un camion benne accompagnés d’une trentaine de volontaires de la Croix Rouge.

On arrive dans un village désert, les maisons toute pétées, les tôles arrachées et dès l’entrée du village un premier corps est allongé au bord de la route. Il revenait des champs ce jour-là et a été massacré au bord de la route.

On commence à faire le premier enterrement, les volontaires commencent à creuser et à désinfecter le corps au chlore. Ils cherchent aussi des tissus dans les maisons abandonnées pour pouvoir l’emballer et avant de le déposer dans le trou.  

Ensuite on avance un peu dans le village. Des personnes de notre équipe savent qu’il y a au moins trois corps. On trouve le deuxième qui est sur le parvis de l’église, c’est une femme qui a été décapitée, sa tête est à plusieurs mètres d’elle. Des volontaires commencent à creuser, dans ce genre de situation, on enterre sur place. Pendant ce temps-là, avec les casques bleus, quelques militaires congolais qu’on avait pris avec nous et une partie des volontaires, on sort du centre du village pour aller chercher le troisième corps. La responsabilité de cette décision est dans la main des casques bleus à ce moment-là puisque ce sont eux qui garantissent la sécurité de tout le monde.

On prend une petite piste au milieu des buissons qui ont poussé et des maisons abandonnées. Il y a des vêtements éparpillés un peu partout. Nous sommes à la recherche d’un corps, d’une odeur, d’une trace. Ça fait plus d’une heure qu’on est arrivé dans le village, on est en confiance, il n’y a pas vraiment de menace. On est un grand groupe à ce moment-là, plusieurs dizaines, dont des hommes armés, on se sent en sécurité. On cherche autour de nous, dans les maisons, dans les taillis et un moment donné on entend une première rafale d’armes automatiques un peu au loin.

On se fige, on se regarde, on ne comprend pas trop ce qui se passe. Il y a un moment de flottement ensuite un des casques bleus réagit, il se met à crier en mode : courez ! Courez ! Il faut partir ! On se met tous à courir pour retourner en direction de la route, on est peut-être à 300 / 400 m de l’église. On n’est pas très loin mais on n’a pas de visibilité, il y a des champs de maïs et des broussailles dans tous les sens, on ne sait pas, et on court comme ça sur une cinquantaine, une centaine de mètres et là il y a des rafales d’armes automatiques juste à côté de nous. On ne voit pas les gens qui nous tirent dessus mais c’est très proche donc là tous à terre ! Ça dure à peu près une quinzaine de minutes. Il y a un échange de tirs entre des hommes armés non identifiés, de la Codeco en l’occurrence, et les casques bleus. J’arrive à me mettre en protection contre une petit baraque en terre qui était à côté pour pouvoir faire mes photos. Je suis là pour montrer la scène donc j’essaye de trouver quelque chose pour me protéger, pour m’extraire un peu et pouvoir photographier. Si je suis collé à eux je ne vais pas documenter grand-chose. On entend à ce moment-là que ça tire sur la route. Les blindés sont en train d’affronter une autre équipe qui les attaque et de l’autre côté aussi une équipe qui était un peu en avance sur nous s’est retrouvée aussi sous le feu d’une troisième groupe de la Codeco. C’était une attaque bien coordonnée.

Les casques bleus bangladais hurlent en anglais sur les militaires congolais qui ne comprennent pas. Je me retrouve à faire la traduction

Jusqu’à ce qu’un blindé finisse par arriver mais il est déjà plein de gens à l’intérieur donc on ne peut pas monter.

Les volontaires de la Croix-Rouge qui sont là paniquent, sautent sur le blindé et s’allongent sur le toit en essayant de se protéger des balles comme ça, même si ce n’est pas la meilleure méthode. Le blindé repart, nous restons 4 ou 5, je suis le seul civil, il y a quelques casques bleus et militaires congolais. On ne sait pas trop ce qui va se passer et au bout de deux minutes le blindé revient en marche arrière et se positionne sur notre partie droite. Comme ça les casques bleus qui marchent à côté n’ont plus qu’un seul espace à protéger sur notre gauche, et on rentre comme ça sur les 200 / 300 mètres qui nous restent pour rejoindre la route.

Puis un autre blindé qui était vide arrive et on monte à l’intérieur. À ce moment-là le commandant compte qui est là, et se rend compte qu’il manque l’officier de liaison de l’armée congolaise, celui qui sert d’interface entre les casques bleus et l’armée congolaise. On se met tous à gueuler Francis ! Francis ! Francis ! On retourne dans la zone où l’on s’est fait tirer dessus mais on ne le trouve pas. On revient à la route jusqu’au pied de l’église et là on voit sortir de la forêt le fameux Francis avec trois casques bleus bangladais et cinq volontaires de la Croix-Rouge qui eux se sont retrouvés à pied, nez à nez avec des Codeco et ont dû fuir dans la forêt. Le commandant de cette petite troupe, juste avec son téléphone et Google MAPS, avait réussi à retrouver la route et à diriger l’équipe sans se faire tuer. Ensuite on a réuni tout le monde dans les blindés et sur les blindés et on a dégagé pour rentrer à Rhoo, dans le camp de déplacés.

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