Reportage# 9 / Erri De Luca / entretien

# 9 / Erri De Luca / entretien

Entretien avec le poète et écrivain italien Erri De Luca. © portrait et entretien Serge Challon. 

Deuxième épisode de la série Les Naufragés de l’Exil. Cet entretien a été publié quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui a provoqué en quelques jours  la fuite et l’exil de plus de 6 millions de personnes selon les chiffres annoncés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (mis à jour le 13 mai 2022). L’Europe leur propose une « protection temporaire ». Il s’agit d’un statut créé après la guerre en ex-Yougoslavie et intégré dans le doit français en 2001. Il permet d’éviter aux réfugiés les longues procédures au sein d’un mécanisme administratif saturé et d’accéder automatiquement aux établissements de soins, à la scolarité pour les enfants, et à l’exercice d’un emploi. C’est la première fois que l’Europe met en oeuvre ce dispositif exceptionnel.  Pour les autres « réfugiés », en provenance d’autres pays, d’autres cultures et d’autres continents, les règles restent les mêmes, quelles que soient les causes de leur exil. À Calais, les uns continuent à vivre dans la « jungle » et subissent la destructions de leurs tentes et partagent le harcèlement des forces de l’ordre avec ceux qui leur viennent en aide. Les autres se voient proposer des structures d’accueil afin de faciliter leur transfert vers la Grande Bretagne. Erri de Luca se demandait dans notre entretien:  À quel pire devrons-nous encore nous habituer? 

Choisir entre les bons et les mauvais exilés prouve que le prie s’empire. 

Erri De Lucca, fidèle à son besoin de se rendre sur place (« j’ai besoin d’une présence physique, sinon je ne comprends rien ») a participé à un convoi humanitaire en Ukraine avec les bénévoles de la fondation Time4Life. Retrouvez sa tribune dans le quotidien LE MONDE du 19 mars 2022 (Ici) et extrait: « Ce voyage en Ukraine me ramène forcément à ceux faits durant la guerre de Bosnie entre 1992 et 1995. J’avais alors la quarantaine, j’ai maintenant 71 ans, mais le désorientement du retour à la maison est toujours le même. Après les journées passées avec ceux qui ont tout perdu et qui campent dans des dortoirs de fortune, après la distribution de notre chargement et une fois nos camions vidés, le retour à la base de départ laisse aussi étourdis qu’alors. Et ça ne vient pas de la fatigue, ça vient d’un vide, le désarroi de celui qui peut revenir sain et sauf.

Aux réfugiés, il reste une valise et la caution d’être vivants, de pouvoir attendre. C’est leur conjugaison du temps, l’indicatif présent du verbe « attendre », sans regards tournés vers le passé ou le futur. »

Vous pouvez aussi l’écouter dans l’émission L’HEURE BLEUE de Laure Adler du mardi 6 avril 2022 sur France Inter en compagnie de Jonathan Littell au sujet de la guerre en Ukraine Ici

Nous avons eu le plaisir de rencontrer Erri De Luca dans sa maison, au coeur de la campagne romaine, en mai 2018. Il a accepté de revenir pour nous sur l’expérience qu’il avait souhaité vivre à bord du bateau de sauvetage en mer Prudence, affrété par Médecins Sans Frontières. Ses propos n’ont pas pris une ride, la situation des personnes qui tentent de rejoindre l’Europe par la mer n’a pas changé. Il nous semble pertinent de vous en proposer la lecture en écho à la publication des images et des paroles d’Anthony Jean (#8 Mal de mer https://newsfromphotographers.com/mal-de-mer/ ). 

Entretien 

Vous êtes né à Naples, au bord de la Méditerranée, et vous pratiquez depuis longtemps la montagne de manière assidue et experte, que vous évoque la notion de frontière pour ces deux éléments ?

Comme dit Homère: « c’est une voie liquide la mer« . On peut dire la même chose des montagnes. Les montagnes sont un éventail de passages possibles. Ce ne sont pas des murailles. L’Italie a été régulièrement envahie à travers les montagnes. Elles ne nous ont protégé de rien ! Parfois, pas même du vent qui vient du nord. Donc les montagnes sont un moyen de communication intense et non contrôlable, encore moins contrôlable que la mer.

Dans les montagnes il y a un passage à pied. On peut être bien ou mal habillé mais c’est un simple passage à pied. Par contre dans la mer, on assiste au pire moyen de transport de toute l’histoire de l’humanité. On n’a jamais voyagé aussi mal ! Dans des conditions si dangereuses. Jamais ! Même pas les esclaves qui ont été déportés de l’Afrique. Ils voyageaient mieux ! Ils voyageaient mieux parce qu’ils étaient de la marchandise qui venait d’être payée à la consigne. Il fallait les amener à la consigne. Il fallait les nourrir, les rendre comme une marchandise valable pour être vendue de l’autre côté. Par contre, cette marchandise-ci, parce qu’il s’agit toujours de marchandise, c’est une marchandise d’esclaves qui rachètent leur liberté, avec de l’argent. Ils payent d’avance, donc c’est de la marchandise qui peut être perdue, gaspillée. L’exploiteur a déjà tout gagné de leur vie. De la vie de ces esclaves.

Les états prétendent avoir des frontières même dans la mer. Maintenant la Libye prétend avoir des frontières jusqu’à 100 miles au large, pouvoir intervenir, et rattraper des personnes en fuite de l’esclavage. De l’esclavage libyen exactement !

Et c’est comme ça qu’on explique pourquoi ils montent dans des conditions si minables, et si désespérées, dans des canots pneumatiques pour se libérer de l’esclavage. Les libyens les rattrapent pour les ramener dans l’esclavage.

Nous sommes complices des gens qui ramènent à l’esclavage des rescapés. La photographie que l’on ne trouve dans aucun reportage photo est celle d’une femme avec des fils, un bébé, qui monte sur un canot pour s’échapper de la torture, de la prostitution. Cette photographie qui expliquerait pourquoi des mères avec des fils affrontent ce danger immense, avec la notion précise du danger et du risque de noyade. Pour elles, c’est encore un risque acceptable face à l’esclavage.

Donc je suis allé sur ce bateau Prudence et j’ai vu que la métaphore de l’évangile : « Je vous ferai pêcher l’homme » a trouvé une application littérale dans notre époque. Nous sommes contemporains de cette époque des plus nombreux et intenses naufrages de l’humanité avec une condition pire que tous les autres naufrages de l’histoire de l’humanité parce que maintenant il y a des naufrages en mer calme ! C’est une absurdité moderne.

Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de vous rendre vous-même sur un de ces bateaux qui parcourent la Méditerranée pour sauver ces personnes ?

C’est un déficit personnel, je ne peux pas me faire raconter l’histoire par les autres sinon je ne comprends rien. J’ai une difficulté avec vous photographes. J’ai une difficulté absolue parce que vous me coincez dans un encadrement et tout le reste autour je ne le sais pas. Et j’apprends avec tout ce que j’ai à l’extérieur de l’image, ça m’arrive aussi avec les tableaux des peintres, de me fâcher sur le fait que je ne vois pas ce qu’il y a autour, seulement parfois avec Raphaël et Velasquez je suis content de ce que je vois, je n’ai pas besoin de regarder à l’extérieur du cadre.

Ça c’est ma difficulté. L’écran, c’est un filtre ! Té-lé-vision, c’est la vision de loin. Je veux être sur place, et sur place tous les autres sens sont renseignés, pas seulement le regard à distance. Donc j’ai besoin d’une présence physique, sinon je ne peux ni dire, ni comprendre.

Dire et comprendre pour transmettre ?

Je n’ai pas le sentiment de faire comprendre, quelqu’un qui lit une histoire se fait tenir compagnie, plus ou moins, avec les choses qui se produisent, il s’identifie avec quelques détails qui peuvent se substituer pour lui à l’ensemble de l’expérience. Hier j’étais dans un festival consacré au désespoir, c’était le titre, il n’y avait pas de désespérés, juste des gens qui étaient contents d’être là. Je suis en faveur du désespoir et contre l’espoir. J’expliquais ce qu’il se passait sur ces canots à la dérive : tant qu’il n’y avait personne autour, qu’ils étaient dans la nuit, coincés les uns à côté des autres dans le désert avec le risque de se noyer, il y avait le désespoir. Et le désespoir les tenait calmes. Tranquilles. Et au moment où se produisait un peu de lumière, à l’aube, et la présence, même à distance, d’un bateau qui pouvait les sauver, là se déchainait la panique de l’espoir.

C’est le moment le plus dangereux de l’opération de secours et c’est pour ça que Médecins Sans Frontières laisse le bateau à grande distance. Ils font partir les zodiaques avec les gilets de sauvetage qu’ils distribuent et des interprètes qui parlent dans toutes les langues. Et seulement après ça, ils s’approchent.  Et même comme ça, il y a la panique du sauvetage ! Il y a des gens qui se jettent à la mer. Donc le désespoir produit des énergies de survie et l’espoir les gaspille, c’est le contraire de ce que l’on imagine, je suis contre l’espoir. Il y a un vers de Virgile qui le met dans la bouche d’Énée :  le seul espoir des vaincus est d’avoir aucun espoir, c’est comme ça, quand il n’y a aucun espoir les énergies sont énormes. L’insurrection de Varsovie c’était la réalisation, la preuve, l’exemple de la puissance du désespoir.

Dans quel état étaient ces personnes rescapées ?

Ils étaient tous épuisés, même les jeunes les plus forts. Presque tous avaient besoin d’une aide pour monter l’échelle de corde. Il y avait des personnes qui poussaient et d’autres qui les tiraient pour les hisser. Arrivés à bord, ils se jetaient par terre par épuisement, par remerciements, pour baiser le sol du bateau. Ils étaient tout de suite soignés avec un kit qui faisait l’indispensable. On les appelait tous des hôtes, pas des migrants, tous hôtes. Ils montaient un à un à cette échelle de corde. J’ai fait de l’alpinisme, je sais ce que veulent dire les verbes monter et escalader, mais je suis plutôt entrainé à escalader du vide. Mais eux ils n’escaladaient pas du vide, ils escaladaient l’abîme le plus profond de leur vie, le point le plus bas. Ils remontaient directement du fond de leur perte générale, ils étaient nus, presque nus, aucun bagage, aucune nourriture, pas d’eau, rien du tout, ils étaient comme des corps prêts pour l’asphyxie de la mer, ils le savaient. Ils remontaient de cet abîme qui était au-dessous de la surface.  Ils remontaient d’un puit.

L’image de cette échelle de corde vous a marqué ?

Je suis habitué au vide, le vide me tient compagnie, là, non, là il s’agissait d’abîme, d’une profondeur que je ne connaissais pas, donc j’ai gardé pour moi, comme un tatouage, le format d’une échelle de corde sur le bord du bateau. Ça m’est resté. Et je voulais transmettre exactement cette échelle de corde comme petit détail qui renferme tout l’ensemble. Cette échelle de corde que j’ai même photographiée.

Vous avez éprouvé le besoin de garder cette image, est-ce pour la montrer ?

Pour la montrer, oui, c’était la photo de mon tatouage. Mes tatouages sont à l’intérieur de la peau, et je les connais, je les vois.

Comment se passent les jours qui suivent le sauvetage ?

Nous avons fait ces interventions au large de la Libye, à 20 miles, 30 miles, au bord des eaux territoriales, donc c’est très loin, il fallait deux nuits pour arriver sur les côtes italiennes. La première nuit c’est une nuit de remerciements. Ça veut dire qu’ils prient. Ils chantent. Et la deuxième nuit, s’il y a de la danse, c’est danse ! C’est la fête. Ce sont des personnes qui dans tout leur voyage ont payé cher chaque mètre qu’ils ont parcouru. Dans des conditions et des moyens de transport les pires ! Et là, à bord, ils ont le meilleur moyen de transport et gratuit ! Donc on a envie de faire durer ce voyage à l’infini. De ne jamais débarquer, de visiter le port, et de continuer comme ça. Ils ne se retrouveront jamais ensemble et accueillis comme êtres humains comme cela se produit à bord de ces bateaux.

Ces gens sont des sauveurs. Nous avons besoin à notre époque de sauveurs. Privés ! Qui le font pour leur conscience personnelle d’êtres humains. Par contre les états les laissent se débrouiller dans la mer, et arrive qui peut, les autres peuvent se noyer !

Dans ce moment nous sommes complices du pire ! Les gardes libyens sont des pirates ! Ils agissent dans les eaux internationales. Ils prétendent soustraire les sauvés aux sauveurs ! Comme leur butin à ramener à l’arrière ! Ils considèrent les sauveurs comme des voleurs ! Des voleurs de vies qui leur appartiennent ! Et notre système économique et politique, notre État, l’Europe aussi, laissent les choses se passer comme ça !

Donc c’est devenu pire qu’avant. Je me demande à quel pire il faut continuer à s’habituer.

Que deviennent ces hommes et ces femmes après leur débarquement ?

Il y a un proverbe espagnol qui dit : « donne de la chance à ton fils et après, jette-le à la mer », c’est les mots : bonne chance ! Il n’y aucun système d’accueil régulier, parfois il est très bien, parfois il est horrible et on les remet dans l’esclavage moderne, dans des baraques où ils sont exploités pour leur force de travail. Il y a des endroits où ils sont bien accueillis d’autres où ils sont mal accueillis !  En Libye, il y a un esclavage total, ils sont forcés de racheter à nouveau le prix de leur liberté sans être sûr que le prix de l’achat soit suffisant parce qu’il y a les bandits, les pirates libyens officiels, qui vont les ramener en arrière.  C’est un esclavage pur et ancien, ici c’est un esclavage économique.

Pensez-vous que les populations européennes sont bien informées ?

Pour moi la désinformation est volontaire, aujourd’hui. Personne ne peut dire : je ne savais pas ! Je n’ai pas voulu savoir ! Ça c’est plus efficace ! Parce que contre cette situation l’information est inutile. Ils ne veulent pas savoir. Ils veulent se défendre comme ça et ne pas savoir.

Pourtant les photographes, par exemple, pensent qu’il est important de montrer les choses, de témoigner, nous-mêmes dans les publications de Newsfromphotographers, nous souhaitons proposer ces informations, pour qu’elles soient disponibles, après chacun en fait ce qu’il veut. Et vous pourquoi écrivez-vous sur ces sujets ?

J’apprécie et j’admire ce travail de documentation, mais personnellement je me sens comme quelqu’un qui passe dans une ville, qui crie et il y a un gamin qui me dit : mais qu’est-ce que tu cries? Tu vois que personne ne t’écoute ! Pourquoi tu cries ?

Alors je lui réponds : Je crie parce que je ne veux pas être comme eux!

Pour moi c’est une question de relation avec moi-même. Sinon je ne pourrais pas… je ne peux pas me soustraire. Il y a des tâches qui m’arrivent, me tombent sur le dos, auxquelles je ne peux pas me soustraire.

C’est ma seule manière de réagir, de me comporter. Je le fais pour moi-même.

Je le fais par obéissance au fait d’être moi-même et aussi quelqu’un qui peut écrire des choses, qui a cette spécialité, d’écrire.

Rome, mai 2018

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