Reportage# 8 / Mal de mer

# 8 / Mal de mer

Paroles et photographies Anthony Jean. Réalisation du film court Vartan Ohanian et Serge Challon

Premier épisode de la série Les Naufragés de l’Exil

Entretien avec Anthony Jean, photographe, février 2022

Quel est le point de départ de votre engagement auprès de l’association d‘aide humanitaire SOS Méditerranée ?

J’ai toujours travaillé sur les questions migratoires et les déplacements des peuples, ce sont des questions qui m’ont toujours porté. J’avais couvert les arrivées de réfugiés sur les plages grecques, je suis allé travailler en Israël et en Palestine et aussi sur le camp sahraouis dans la province de Tindouf dans le sud algérien, le plus vieux camp de réfugiés africains. Quand j’ai appris en 2016 que l’opération Mare Nostrum se terminait et que la société civile était prête à mettre en place des structures capables d’affréter des bateaux et réaliser ce que les états ne faisaient pas, j’ai tout de suite envoyé une lettre de motivation à SOS Méditerranée. Ils m’ont appelé deux semaines après pour me demander si j’étais capable d’embarquer la semaine suivante. J’ai fait ma première mission et en rentrant j’ai compris que je n’avais fait qu’effleurer la surface d’une problématique extrêmement complexe. J’ai vraiment senti le besoin d’y revenir et aujourd’hui j’en suis à plus de dix rotations, j’ai passé plus d’un an et demi en mer au final et je continue encore aujourd’hui.

Comment se définit l’action de cette organisation ?

SOS Méditerranée est une Organisation Non Gouvernementale qui se donne trois missions : sauver le plus de gens possible en mer, prendre soin de ces gens et les amener jusqu’à un port sûr, et témoigner, crier au monde ce qui se passe sur cet axe migratoire qui est le plus emprunté et le plus mortel au monde. Dans ce cadre-là ils prennent toujours un photographe à bord. En fait, on apporte tout le contenu dont a besoin l’ONG pour communiquer. On se sert beaucoup de l’image et de la photographie.  

Quelle est la durée d’une mission en mer ?

Une mission dure environ six semaines mais on ne peut jamais savoir dans le sens où il faut que l’on nous assigne un port sûr pour débarquer ces gens et la procédure de demande auprès du centre de coordination de secours de Rome peut prendre parfois trois jours, parfois quinze, ou plus.

On arrive toujours à trouver un port d’accueil mais il faut aussi du temps au gouvernement italien pour mettre en place toute la logistique pour pouvoir les accueillir.

Pendant cette période, on vit dans une espèce de huis-clos sur le pont d’un bateau à 200, 300, 500, voire 600 personnes. Dans une mission on peut faire plusieurs sauvetages puisque l’on a ce qu’on appelle des « fenêtres météo » pendant lesquelles on peut penser que de nouveaux départs seront organisés sur les plages libyennes et qu’il y aura des gens potentiellement à nouveau en danger, donc on reste sur zone dans la SAR (Search and Rescue Area). Cette zone sur laquelle on patrouille en eaux internationales est à peu près grande comme la Corse. On peut enchaîner beaucoup de sauvetages sur une même mission.

Comment pouvez-vous repérer les embarcations en difficulté ?

Nous avons notre mothership, notre bateau principal, qui est l’Océan Viking. C’est un gros cargo en acier et sur ce bateau nous avons une veille du lever au coucher du soleil. Il y a toujours quelqu’un sur le pont aux jumelles, c’est quelque chose qui demande une concentration extrême. On scrute l’horizon et du haut du bateau on peut voir jusqu’à 8 milles nautiques, environ 15 km. Ça nous fait une couverture assez précise mais évidemment on peut louper des cibles.  C’est une zone assez occupée, il y a des plateformes pétrolières et beaucoup de bateaux de commerce, des supertankers. À cause des conflits en Méditerranée, pas loin, plusieurs nations sont aussi présentes dans la région avec leurs belles armées, comme la Navy américaine, et bien sûr nous sommes aussi aidés par les images satellites de Frontex.

Comment se déroule un sauvetage ?

Une fois que l’on a localisé notre target (cible, ndlr), on met deux semi-rigides à l’eau, ce sont 2 petits bateaux ultra-rapides qui vont aller sur la cible. On va s’approcher et faire une évaluation du bateau pour voir dans quel état il est, et entrer en contact avec les passagers pour qu’ils soient le plus calmes possible.

On peut très vite passer en code rouge dès que des gens tombent ou se jettent à l’eau. On peut arriver sur des situations absolument catastrophiques mais si le bateau est en bonne condition, qu’il n’est pas rempli de trop de personnes et que leur situation est vraiment sous contrôle, on peut réaliser le sauvetage. Pour un canot pneumatique classique avec environ 150 personnes dedans, l’opération dure trois heures environ. On fait des allers-retours pour emmener les gens à bord. Ensuite ils sont pris immédiatement en charge pour toute la partie médicale et psychologique, sur le Viking ce sont des équipes de la FICR qui s’en occupent (un partenariat a été conclu en juillet 2021 entre la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge et SOS Méditerranée, ndlr) . Ensuite, 24 heures sur 24, de jour comme de nuit, il y a des équipes qui se relaient pour prendre soin d’eux jusqu’au débarquement.

Comment peut-on expliquer que ces personnes prennent autant de risques pour rejoindre l’Europe?

Il faut comprendre que depuis la chute de Kadhafi, c’est le bordel en Libye. Il y a ce gouvernement transitoire qui essaye d’avoir une mainmise sur le pays. Il y a aussi le général Haftar à l’Est qui essaye lui aussi de prendre les commandes; il y a l’Aqmi, des mouvements extrémistes qui essayent de maîtriser les zones pétrolifères; et dans ce bordel les mafias libyennes n’ont jamais autant prospéré que depuis qu’elles se sont lancées dans la traite humaine. C’est énorme ! Amnesty International estime à plus d’un million de personnes coincées en Libye, maintenant ils sont même kidnappés dans les pays voisins, c’est une catastrophe humanitaire. Ces gens sont esclavagisés au point qu’ils sont même vendus.

D’où viennent-ils ?

Ce sont des gens qui viennent de l’Afrique subsaharienne et un petit peu de la corne de l’Afrique, Érythrée et Somalie. Ils sont enfermés dans des camps dans lesquels ils sont torturés, ils sont obligés de donner des numéros de téléphone, on va appeler leurs familles pour pouvoir leur soutirer de l’argent. Ça passe par toutes sortes de tortures, ils sont d’une inventivité absolue dans les moyens qu’ils mettent en place pour torturer les gens. On entend des histoires absolument horribles. Je me rends compte que l’on peut s’habituer à la mort et aux cadavres dans ce boulot, mais il y a quelque chose auquel je n’arrive pas à m’habituer ce sont les histoires que j’entends. Les gens nous disent : « moi je préfère aller mourir en mer que rester en Libye ». Il y a énormément de femmes qui sont enceintes mais enceintes de leurs bourreaux, beaucoup sont dans un état critique.

Je suis fasciné par la résilience de ces gens-là et la force qu’ils ont pour se battre, pour rester en vie. Souvent ce sont des gens qui s’apprêtaient à mourir et nous voir arriver, pour eux, c’est comme une renaissance. Ce qui se passe sur le pont de ces bateaux-là, c’est plein d’humanité, c’est absolument magnifique, moi ça m’a beaucoup apporté.

Ce travail est l’une des choses les plus traumatisantes et l’une des plus belles que j’ai faites dans ma vie. Ça m’aide en tout cas à me lever, à me regarder dans la glace. Je pense que c’est ça qui touche les gens parce que c’est quand même tellement direct : on tend la main pour sortir quelqu’un de l’eau. SOS Méditerranée c’est trente-cinq mille vies sauvées, trente-cinq mille histoires, trente-cinq mille parcours.

L’union européenne veut couper le robinet de ce flux migratoire au niveau de l’Afrique. La France et l’Europe ont financé une garde côtes libyennes avec des bateaux et de l’équipement. Ce sont des centaines de millions d’euros qui ont été données à la Libye pour pouvoir construire un « barrage flottant » en eaux internationales. Mais le problème, lorsque les gens sont rattrapés par les garde-côtes libyens, c’est qu’ils sont renvoyés dans ces camps et c’est un cycle infernal, ils se retrouvent dans la même situation et recommencent à être esclaves et à devoir racheter leur liberté ou travailler un certain nombre de mois pour pouvoir être libres ou s’échapper. Le problème c’est qu’en Libye, on peut y rentrer mais on ne peut pas en sortir, la seule porte de sortie c’est la mer. Donc c’est aller mourir en mer. Combien de bateaux ont disparu sans que personne ne le sache ? À 120 mètres juste en-dessous de notre bateau il y a cinquante mille cadavres !

Que deviennent ces personnes lorsqu’elles sont débarquées dans un port ?

À partir du moment où on les dépose, ils vont dans des centres ouverts où ils peuvent commencer à enclencher les procédures de demandes de droit d’asile. Les procédures peuvent durer six mois et si le droit d’asile est refusé on leur dit : vous avez huit jours pour quitter le territoire. À partir de là, ils prennent leurs sacs et deviennent des « sans-papiers » sur les routes d’Europe. Certains vont tenter de traverser les Alpes pour venir en France et peut-être aller plus loin et tenter de franchir d’autres mers comme la Manche pour essayer de rejoindre la Grande-Bretagne.

On pose toujours la question de l’appel d’air provoqué par la présence des bateaux de sauvetage au large de la Libye, ce concept a-t-il vraiment du sens ?

L’appel d’air, c’est un concept qui est extrêmement repris par les détracteurs du sauvetage en mer et par tous les mouvements extrémistes qui nous appellent les taxis de la migration, ils disent que nous sommes les acteurs du grand remplacement et qu’il n’y aurait pas de migration si les bateaux n’étaient pas là.

Cette question a été étudiée maintes et maintes fois, c’est un fantasme ! C’est quelque chose qui n’existe pas, il n’y a pas d’appel d’air.  Que les bateaux des ONG soient là ou pas, il y a toujours le même nombre de départs. Lorsque les ONG ont été bloquées on a vu qu’il y avait toujours autant de départs. Par contre, la courbe du nombre de morts a explosé. Les ONG répondent au droit international. La première règle en mer dit qu’à partir du moment où un bateau est en danger, on se doit de se détourner de sa course pour aller lui porter secours. Il y a une deuxième loi qui dit que l’on ne peut pas déposer une personne que l’on vient de secourir dans un port où sa vie est considérée comme étant en danger, on doit la déposer dans ce qu’on appelle un port sûr. Tripoli n’est pas considéré comme un port sûr, donc on dépose les gens en suivant le droit international et en respectant les procédures mises en place et ce sera forcément dans un port italien.

Si un gouvernement nous empêche de faire ça, il viole le droit international tandis que les ONG ne font que respecter les droits de l’homme et le droit de la mer. L’hypothèse selon laquelle la présence de secours en mer serait une incitation à la traversée a été avancée par l’Union européenne pour justifier l’arrêt de l’opération Mare Nostrum. Elle part de la supposition que les migrants et réfugiés, candidats à la traversée, sont très informés de la présence ou non de secours en mer, et qu’ils prennent la mer en fonction de cette aide potentielle. Selon l’hypothèse de l’ « appel d’air », l’arrêt complet de l’opération aurait dû engendrer une baisse massive du nombre d’arrivées en Italie. C’est, au contraire, une augmentation du nombre des départs ainsi que du nombre de noyades qui s’est produite.Cette fable d’un supposé « appel d’air » ignore une réalité tragique : celle des personnes qui se jettent par la fenêtre d’un immeuble en feu, juste pour fuir les flammes et sans calcul de leur chance réelle de survie. C’est l’énergie du désespoir.Pourtant, en 2017, cette accusation de création d’appel d’air est reprise par le ministère de l’intérieur italien contre la présence des ONG (Organisation Non Gouvernementale) dans les eaux internationales. Elle est même reprise par les garde-côtes libyens contre la présence de navires militaires européens de l’opération Sophia 7. Réduire les secours n’a qu’une seule conséquence : augmenter le nombre de noyades.

On a été capable de mettre en place depuis le début de la crise sanitaire des choses et des procédures absolument incroyables pour sauver la vie et bien justement continuons à faire ça pour tous ces gens qui meurent en mer et qui n’ont pas choisi d’être là, qui ont le droit d’avoir une chance de continuer.

Est-ce qu’on pourrait se questionner et se dire : est-ce que les pays ultra développés, les pays occidentaux, qui ont la mainmise absolue sur les économies de ces pays-là, ne sont pas en train de créer une migration qu’ils n’acceptent pas ? On créé la migration qu’on refuse une fois qu’elle arrive. On ne peut pas avoir ce double discours : être dans un nationalisme complet, construire des murs, et, en même temps, se servir de ces pays-là, sucer leurs matières premières pour notre bien-être et le confort de nos vies de sociétés développées.

Comment définissez-vous votre activité de photographe ?

Je me sens militant-photographe, ou photographe-militant. Je suis aussi de fait photographe-sauveteur. Je photographie une mobilisation de la société civile, je photographie des gens qui vont sauver d’autres personnes et ça c’est très important. Je ne ferai jamais de photos qui pourraient être dégradantes pour ces gens-là. Je veux montrer la rencontre entre des gens qui donnent de leur temps pour aller sauver d’autres personnes et d’autres pour qui la vie ne va pas s’arrêter, là, au milieu de la Méditerranée, pour qui la vie va continuer. C’est porteur d’espoir ce qui se passe en Méditerranée, c’est le bon côté de l’humanité.

Il faut en parler, c’est l’une des crises majeures de ce début de XXIème siècle qui nous concerne tous, c’est aux portes de l’Europe.

« Le fouet, c’est le matin, le midi et le soir. C’est notre pain quotidien. Les Libyens nous battent tout le temps, sans raisons. Ils nous mettent en prison, sans motif. Les gardiens de la prison, ils tuent des gens, et ils les jettent dans un trou. Ils ne referment le trou qu’une fois qu’il est rempli de corps. » Y. a 17 ans et vient de Gambie : « Ils ont amené les femmes, il y avait des filles, des filles qui étaient même plus jeunes que moi. Ils les ont violées devant nous et il fallait qu’on regarde. Il y avait leur père ou leurs frères. Ceux qui voulaient empêcher ça étaient tués sur place. »
"En prison, les femmes paient plus cher pour sortir. Ils savent que les femmes ont peur et ne peuvent pas s'enfuir, surtout quand elles ont un enfant. Les hommes, eux, ont plus de chances de pouvoir s'échapper. Même pour se laver, ce sont les hommes qui le font. Ils te disent de te déshabiller, complètement nue, ils prennent les tuyaux d’arrosage et ils vous lavent comme ça. Ils emmènent les femmes dans un coin, ils peuvent être deux, voire trois hommes pour violer une seule femme. Puis ils te jettent dans une cellule. J'ai vu des femmes partir et revenir après ça. Imagine dans quel état elles étaient. Elles étaient détruites, elles voulaient se tuer. Elles avaient perdu leur dignité. C'est très, très difficile d’assister à ça. C'est vraiment effrayant. Dans les prisons, les viols sont quotidiens. Et souvent, ils veulent le refaire avec la même femme... faire la même chose que la veille."

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